Les mobilisations collectives
une controverse sociologique
Sous la direction de Pierre Cours-Salies et Michel Vakaloulis
Collection Actuel Marx Confrontation, PUF, 128 pages, 15 €.
Octobre 2003
Table des matières
Présentation
TABLE DES MATIÈRES
Pierre
Cours-Salies, Michel Vakaloulis : Quelle
sociologie des mouvements sociaux ?
René Mouriaux :
Sortir de la dénégation
Gérard Mauger :
Pour une politique réflexive du mouvement social
Michel Wieviorka :
Mouvements et anti-mouvements sociaux de demain
Pierre Cours-Salies :
Un futur antérieur et un présent
Michel Vakaloulis :
Les mouvements sociaux à l’épreuve du politique
Bibliographie
PRESENTATION
Quelle sociologie des mouvements sociaux ?
Les mobilisations collectives
constituent-elles un objet particulier ou un problème central de l’analyse
sociologique ? Les mouvements sociaux en tant qu’actions conflictuelles
cherchant à transformer les rapports de domination sociale sont-ils nécessairement
vecteurs d’un nouveau « projet historique », ou du moins, d’un
nouveau rapport à l’ordre politique ? Ou bien se limitent-ils à une régulation
institutionnelle du système ? Quelle place pour la posture « critique »
dans l’analyse savante des mobilisations collectives ? Comme le montre
l’expérience des mouvements sociaux de la dernière période, l’ordre des
interprétations d’un conflit participe du mouvement lui-même, le « condense »
symboliquement et le met en perspective. Il n’est donc rien d’étonnant à
ce que les mobilisations collectives contemporaines fassent l’objet de
controverses sociologiques : le sens des luttes fait partie de leurs
enjeux, y compris dans l’arène du travail scientifique.
Le premier objectif de
notre ouvrage – dont les contributions s’inspirent des travaux de la section
Mouvement social du Congrès Marx International III (Université Paris X
Nanterre, septembre 2001) – est de reprendre la réflexion fondamentale sur
les problèmes contemporains de l’action collective en lui donnant un cadre de
référence pluraliste. Notre invite vise à restituer un débat qui n’a pas
eu lieu jusqu’ici de manière constructive. En effet, quel est le champ des luttes
contemporaines ? Quels sont les outils conceptuels que l’on dispose pour
les désigner et les rendre intelligibles ? Si le marxisme n’a pas le
monopole interprétatif des conflits sociaux, il se distingue par le fait
qu’il met au centre de son analyse du capitalisme la conflictualité de
classe. De ce point de vue, une confrontation critique entre l’approche
marxiste et les autres approches des mouvements sociaux et de l’action
collective s’avère nécessaire pour avancer dans la théorisation du conflit
social contemporain.
Toutes les organisations ou
instances anciennes des « luttes » semblent remises en cause,
« en crise » ou en cours de transformation. Aux côtés des
associations de « riposte immédiate » qui peuvent se former le
temps d’une « coordination », ou même perdurer, les syndicats,
qui assument l’essentiel des tâches de représentation et de négociation,
demeurent d’autant moins des représentants reconnus du salariat, dans un pays
comme la France, que leur division et leur dispersion extrême ne cessent de croître.
Plus largement, il ne semble pas se réaliser une communauté de luttes et
d’exigences partagées entre salariés stables et « laissés pour compte ».
Un signe en est l’absence de solidité et de visibilité des relations entre
les syndicats, les associations et les partis politiques.
Dans une telle
configuration contestataire, tous les termes couramment usités sont problématiques,
voire aporétiques. Ils soulèvent maintes interprétations dissonantes, parfois
contradictoires. « Mouvement social » ou « mouvements sociaux »
à caractère « tournant » ? Ne court-on pas le risque de
proclamer une unité artificielle, empiriquement introuvable mais politiquement
opératoire, là où la diversité des engagements et des résistances demeure
l’horizon pour l’heure non dépassé ?
Ce que fut le « mouvement
ouvrier » laisse un grand vide. La force de ce mouvement était double :
unifier les luttes contre les rapports d’exploitation et d’oppression, faire
advenir une socialisation des moyens de production permettant une vie meilleure
pour tous et toutes, une démocratie effective. Son existence a profondément
marqué les sciences sociales et la vie culturelle en France par les questions
et les espoirs qu’il suscitait. Les institutions politiques nationales elles-mêmes
ne se comprennent pas sans se référer aux rapports entre syndicats, formations
partisanes et associations, ce que les politologues appellent « systèmes
de partis ». Certains pensent que le mouvement ouvrier appartient au passé.
D’autres, dont nous-mêmes, estiment que sa continuité ne résidera pas dans
un retour nostalgique à des origines, mais dans une reformulation de ses
objectifs, formes, perspectives. Cela exige d’observer et d’analyser les
mobilisations collectives dans toute leur diversité.
« Nouveaux mouvements
sociaux » ! Certes, tout
passe, tout change et l’analyste informé doit ausculter et donner à voir ce
qui surgit, puisque souvent il s’agit de changements entraînant des prises de
conscience tardives. Toutefois, nombre de débats au sujet de la nouveauté
manquent singulièrement de culture historique : comment séparer analyses
historiques comparatistes et théorisations sociologiques ?
« Classes sociales » ?
On en parle, selon les vagues des marées des mobilisations (ou d’après la
composition sociale de celles-ci), tantôt au passé, tantôt à un présent éternellement
renouvelé. Or, on peut les réfléchir avec leur dimension de futur antérieur.
Comment, par ailleurs, les souffrances et les résistances se traduisent-elles,
dans l’espace public, en protestations mais aussi en projets politiques ?
« Genre » et
mouvement des femmes : quels rapports sociaux sexués et quelle place
d’une lutte réelle pour l’égalité dans les syndicats ou les partis
politiques ? Faut-il penser des logiques de mobilisations séparées,
juxtaposées, parfois en alliance ? Ou bien peut-il y avoir une synthèse
englobant, positivement pour toutes et tous, des forces rassemblées afin de
changer la société « ici et maintenant » à partir des
mobilisations existantes ?
Des questions semblables
surgissent aussi au sujet de la nécessaire articulation entre exigences écologiques
et revendications ayant trait au rapport salarial. Ou lorsque l’on se demande
comment peuvent se stimuler (au lieu de s’ignorer) les exigences liées au
travail et les motifs multiculturalistes. Enfin, et ce n’est pas le plus
simple, comment les théorisations sociologiques disponibles apportent-elles des
réponses aux questions actuelles posées par la « mondialisation ».
Dans un contexte où les
acteurs mobilisés sont prédisposés à accueillir favorablement le soutien
d’agents externes à leur cause, comment les intellectuels peuvent-ils s’insérer
dans les mobilisations sans être instrumentalisés ni s’autoproclamer
fraction « éclairée » du mouvement social ? Doit-on imaginer
une responsabilité des clercs (dirigeants, intellectuels critiques, militants
politiques) pour apporter une « conscience » dont seraient privés
les groupements de solidarité plus immédiats ?
À toutes ces questions,
les trois grandes approches sociologiques que le lecteur découvrira dans ce
livre donnent des réponses différentes, parfois opposées. Problématiques
tourainienne, bourdieusienne et marxiste critique, ces approches ont eu
l’occasion de se combattre, parfois fortement. Elles ont plus rarement pris le
temps d'une confrontation, d’une discussion. On remarquera, d’ailleurs, que
l’une des principales difficultés reste bien de reprendre la lecture et la
discussion de « Marx après les marxismes ».
Cet ouvrage ne vise pas une
synthèse. Mais il a l’ambition de fournir des éléments d'analyse théorique
à l’ensemble des lecteurs, étudiants, chercheurs, militants, citoyens. Les
auteurs n’ont pas voulu s’en tenir aux combats quotidiens, qui les
rapprochent ou les éloignent au sein de l’université ou dans la vie
politique : ils estiment, les uns et les autres, que la discussion entre
les diverses théorisations est indispensable pour qui se soucie d’une
approche scientifique dans les sciences sociales. En définitive, ils proposent
non seulement un diagnostic de l'état de l'action collective, mais aussi une réflexion
informée sur sa dynamique en tant que facteur de politisation démocratique de
l'espace social.
La
contribution de René Mouriaux, qui
ouvre le présent volume, porte sur les problématiques sociologiques et les
enjeux politiques de la dénégation du groupe ouvrier. Qu’en est-il de ce
groupe aujourd’hui, de cet illustre acteur et créateur du mouvement ouvrier ?
« Portée disparue », méprisée, déclassée jusqu’au point d’être
considérée par certains comme une « affaire classée », la classe
ouvrière n’a jamais pour autant cessé d’exister et de lutter, même si ses
capacités de résistance et sa puissance politique et symbolique se sont
beaucoup affaiblies par rapport à la période keynésiano-fordiste. Trois
approches paradigmatiques de la sociologie française sur la classe ouvrière
retiennent l’attention de l’auteur. Le libéralisme de Raymond Aron
s’oppose à la fois à la pensée marxienne et aux « marxismes
imaginaires ». La notion de classe ouvrière chez Marx est non seulement
problématique, elle véhicule aussi des mythes révolutionnaires dont
l’emprise idéologique s’amenuise au fur et à mesure que le niveau de vie
des salariés manuels s’améliore. La sociologie de l’action d’Alain
Touraine insiste sur l’obsolescence de la lutte de classe dans les sociétés
post-industrielles. Les NMS (nouveaux mouvements sociaux : antinucléaire,
écologique, féministe, etc.) se substitueraient au mouvement ouvrier de la
phase fordiste. Désormais, la conflictualité ne porterait plus sur
l’exploitation, mais concernerait les orientations culturelles de la société.
Cette conception de l’action collective a conduit Alain Touraine à analyser
les grèves de l’automne 1995 comme un « non-mouvement social ».
Les travaux de Pierre Bourdieu sur la théorie des champs témoignent d’une préoccupation
épistémologique constante à dévoiler les différentes formes de domination
sociale, notamment symboliques. La sociologie bourdieusienne fait pourtant
l’impasse sur les mécanismes d’exploitation.
Malgré leur
apport critique et pédagogique contre le marxisme orthodoxe, toutes ces
approches restent en deçà de la conceptualisation marxienne des classes.
Celle-ci est fondamentalement ouverte et se fonde sur la dialectique de la réalité
objective de classe et des représentations sociales, de l’en soi et du pour
soi. La dernière partie de la contribution examine les conséquences actuelles
de l’occultation de la condition ouvrière. La dévalorisation du groupe
ouvrier, le refoulement de son rôle productif et social rejaillissent dans
l’espace public souvent sous des formes politiques dévoyées, comme
l’indiquent la montée de l’abstentionnisme et le vote ouvrier extrémiste.
En même temps, de nouvelles perspectives de mise en mouvement s’ouvrent à la
classe ouvrière en alliance avec l’ensemble du salariat.
Pourquoi est-il malaisé de définir le
« mouvement social » ? L’absence d’une définition préalable
à laquelle tous les acteurs et les commentateurs s’accorderaient n’est-elle
pas constitutive de sa spécificité comme un objet indéterminé ? La délimitation
du mouvement social est un enjeu de luttes continuelles, soutient Gérard
Mauger. Ses contours et ses propriétés sont mouvants et révisables en
fonction des luttes de frontières. Le mouvement social peut à cette occasion
être décrit comme un chantier politique, ou plus précisément, d’après la
conceptualité bourdieusienne, comme « un sous-champ au sein du champ
politique ». Quatre composantes majeures sont abritées sous ce label :
syndicale, associative, intellectuelle, proprement politique. Cette distinction
n’exclut ni la multipositionnalité de certains militants ni l’existence de
confusions, voire de tensions entre les différents pôles du mouvement social.
Les grèves et les manifestations spectaculaires de novembre-décembre 1995 en
France ont permis de rendre visible ce qui unifie politiquement et
symboliquement ces composantes : la critique en acte du libéralisme aussi
bien dans ses formes droitières que dans ses versions social-libérales. Mais
le mouvement social n’est pas une invention typiquement hexagonale : il
existe des équivalents structuraux partout dans le monde. Le caractère mondial
de l’offensive néo-libérale implique la globalisation des résistances.
Cependant, cette « internationale
antilibérale » est au début de son cheminement. De redoutables obstacles
subsistent pour élaborer collectivement des éléments d’un programme
alternatif, pour construire, au fil des luttes, une « utopie réaliste ». De
ce point de vue, la difficile articulation entre les militants du mouvement
social, appartenant dans leur majorité à « la main gauche de l’État »
(petite bourgeoisie nouvelle) et les classes populaires mérite une attention
particulière. Dans un contexte marqué par l’affaiblissement du mouvement
ouvrier et la crise des figures d’engagement traditionnelles, le renouveau du
militantisme est à repenser en tenant compte des positions que les nouveaux
entrepreneurs moraux de cause, porteurs non seulement de titres scolaires mais
aussi d’une notion de responsabilité individuelle, occupent dans l’espace
social. Les postures de l’engagement intellectuel nécessitent aussi une
refondation. La constitution d’un « intellectuel collectif autonome »
(partie prenante des interactions réflexives du mouvement social, et en même
temps, vigilant contre les risques d’instrumentalisation ou d’effacement de
son rôle « critique ») est un enjeu fondamental des nouvelles
luttes symboliques contre les politiques de domination.
Comment penser rigoureusement les
mouvements sociaux sans en donner une description linéaire, et en fin de
compte, atemporelle ? La périodisation tripartite que propose Michel Wieviorka dans le sillage de la sociologie tourainienne
permet de situer l’action contestataire d’acteurs dominés en lutte pour
l’appropriation des principales orientations de la vie collective dans son
contexte historique respectif. Le mouvement ouvrier représente le paradigme
fondateur de la sociologie des mouvements sociaux. Il se construisait dans le
cadre de l’Etat-nation comme « le » mouvement des sociétés
industrielles et s’opposait à la domination patronale dans le travail. Le
mouvement ouvrier n’était pas pourtant un acteur directement politique mais
un sujet socialement défini dont le rapport à la politique passait par
l’existence de partis, réformistes ou révolutionnaires, détenteurs d’une
conscience de classe supérieure et chargés de la conquête du pouvoir
d’Etat. Avec l’entrée dans la société post-industrielle, le mouvement
ouvrier s’épuise et cède la place aux nouveaux mouvements sociaux. Le cadre
de la conflictualité reste toujours celui de l’Etat national, mais son
contenu est marqué par une forte charge culturelle et anti-autoritaire.
L’adversaire social des acteurs mobilisés est bien plus méconnaissable que
ne l’était l’ennemi patronal au cours de la phase précédente. Le sujet
des NMS établit des rapports « contre-culturels » à la politique
qui peuvent varier de la radicalisation gauchiste jusqu’à l’absorption
institutionnelle.
Or les NMS sont désormais derrière
nous, remarque l’auteur. Les mobilisations collectives qui marquent la période
actuelle, notamment anti-mondialistes, véhiculent des attentes de
reconnaissance sociale et des demandes identitaires plutôt qu’une opposition
directe contre les formes classiques de domination. Elles interviennent dans un
contexte d’affaiblissement de la souveraineté étatique et visent souvent à
construire de nouvelles formes de régulation et à redessiner des espaces
politiques de liberté et de respect mutuel. Toutefois, les mouvements sociaux
ne comportent pas que des aspects offensifs, des dérives peuvent aussi advenir,
transformant leur démarche contestataire en conduite réactive, voire en
violence. On peut à cette occasion parler d’« anti-mouvements sociaux »
dont le totalitarisme, le sectarisme ou le terrorisme (révolutionnaire ou intégriste)
représentent, à certains égards, des figures emblématiques.
Dans son intervention, Pierre Cours-Salies propose une approche historico-analytique des
mobilisations collectives qui combine une réévaluation critique de la
sociologie tourainienne et une relecture du mouvement ouvrier dans ses premiers
pas, largement mythifiés. Les prises de positions d’Alain Touraine lors des
grèves de l’automne 1995, n’y voyant qu’une coalition d’intérêts
corporatistes faisant l’impasse sur la « nécessaire modernisation »
de la société française, sont intelligibles dans la continuité de sa théorisation
sociologique des mouvements sociaux. Dès le début des années 1960, Alain
Touraine s’oppose à certaines orientations « classistes » du
syndicalisme, considérant que ce dernier a cessé de porter la contestation
radicale de la société industrielle. La thèse est sans appel : il ne
peut y avoir un « deuxième souffle » du mouvement ouvrier. Or la
puissance de la lutte de classe ouvrière en Mai 1968, ainsi que l’âpreté
des conflits de travail dans la période qui suivit, notamment la révolte des
OS, apportent un démenti empirique de l’analyse tourainienne. Pour cadrer
cette nouvelle donne, l’argument se transforme. La perspective centrale du
mouvement social de l’ère « post-industrielle » se déplace du côté
des nouvelles mobilisations, régionalistes, féministes ou écologiques,
dissociées de tout lien aux processus d’exploitation et de domination
capitalistes. Mais son concept de mouvement social ne rencontre pas de pratique
contestataire adéquate. D’où la disqualification obstinée de toute
mobilisation collective n’entrant pas dans le cadre préétabli de la théorie
comme indigne de recevoir l’appellation contrôlée de « mouvement
social ».
Dans cette approche, la définition
restrictive du mouvement ouvrier fait problème. Comme le rappelle Pierre
Cours-Salies en analysant le syndicalisme cégétiste d’avant 1914, le
fondement du mouvement ouvrier n’est pas étroitement socio-économique mais
indissociable d’un projet d’émancipation susceptible d’unifier tous les
« prolétaires », qu’ils soient travailleurs manuels,
intellectuels, industriels ou agricoles. Dans le cadre du syndicalisme révolutionnaire,
la dénomination « ouvrier » renvoie à l’ensemble des agents
exploités, quelles que soient les modalités de leur subordination aux détenteurs
des moyens de production ou les tâches concrètes de leur activité laborale.
De ce point de vue, le mouvement ouvrier désigne le chantier d’un « Parti
du travail » à même d’unifier les énergies populaires et de donner
corps à la transformation radicale des rapports dominants. Une telle
perspective reste valable aujourd’hui, malgré l’affaiblissement du
syndicalisme et l’éparpillement des mobilisations contre les politiques libérales.
Les luttes actuelles contre la mondialisation capitaliste relancent la question
d’une mise en mouvement globalisante, capable d’ouvrir de nouvelles
perspectives historiques pour une politique d’émancipation. De telles
convergences présupposent l’existence d’un débat politique entre tous les
acteurs mobilisés afin de construire des réponses appropriées aux grands
problèmes de notre temps.
Ce point crucial est développé dans
la dernière intervention du livre. Quel est le rapport entre contestation
sociale et politisation aujourd’hui ? Ce rapport représente un impensé
collectif auquel se heurtent à la fois les analystes et les acteurs des
mouvements sociaux. La contribution de Michel
Vakaloulis s’efforce de rendre intelligibles certains aspects de cette
« boite noire ». L’auteur résume une série d’évolutions
cumulatives qui adviennent au sein des formations capitalistes avancées :
restructuration flexible des rapports de production fordistes, marchandisation
totalisante de la vie sociale et de la culture, emprise des technologies de
subjectivation souples et décervelantes, globalisation des échanges et des
mouvements de capitaux. Ce monde post-moderne se donne à voir sous les auspices
d’un pluralisme désordonné, mais il représente en réalité la forme
capitaliste la plus pure jusqu’à présent. Le mouvement social qui se développe
dans cet espace n’est pas reconnaissable à travers les traits et la forme idéologique
générale de la lutte de classes du capitalisme fordiste. Si les luttes ouvrières
sont d’une terrible actualité dans le cadre de la mondialisation et de la
financiarisation des économies, de nouveaux acteurs et pôles de résistance émergent,
irréductibles au mouvement ouvrier traditionnel. Conflits de travail et
mobilisations « sociétales » en faveur de la démocratie et des
droits sociaux interférent et tendent à se renforcer mutuellement, même si ce
processus comporte moult contradictions.
Ces nouvelles luttes sont d’autant
plus significatives qu’elles interviennent dans un contexte de dégradation
des échanges politiques. En fait, la politique institutionnelle (libérale ou
social-démocrate) s’efforce de préserver les équilibres fondamentaux du
système, quitte à rester prisonnière de l’économisme ambiant. Elle
pratique une sorte de fuite en avant qui déplace les problèmes sans les résoudre,
pour les retrouver finalement sur une échelle encore plus grande. Le mouvement
social s’oppose à cette déréalisation du contenu des affrontements
politiques. Sa politisation ne vient pas de l’extérieur, elle est intrinsèque.
En témoignent sa capacité de publiciser et de traiter directement des grandes
questions de société, ses formes démocratiques d’organisation, ses modes
d’engagements « affranchis » qui contrastent d’avec la
rationalité instrumentale des appareils traditionnels. Le mouvement syndical
occupe une place centrale dans la nouvelle configuration contestataire. Il est
confronté à la reconstruction capitaliste du travail et de l’entreprise,
bataille cruciale. Il est ainsi un acteur décisif des luttes contre les
politiques du libéralisme. Son renouveau démocratique n’est donc pas une
affaire « interne » des militants syndicaux, il concerne
l’ensemble des mobilisations collectives.
L’essor et la consolidation des
mouvements sociaux sont décisifs pour l’avenir de la démocratie. Malgré
leurs nuances et leurs divergences, les auteurs de ce livre partagent cette
conviction. Cette réflexion collective ne constitue pas un monde à part, extérieur
aux mobilisations réelles, elle en fait partie et s’efforce, avec le recul nécessaire
au travail sociologique, d’interpréter et de mettre en perspective les objets
et les enjeux de la conflictualité sociale…
Pierre
Cours-Salies, Michel Vakaloulis
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