6/7/2000
Réponse de Jacques Bidet à Isaac Joshua à propos de Théorie générale
Je remercie Isaac Johsua, qui touche toujours des
points pertinents. Je me contente de commenter chacun de ses fragments. Parfois, il me
semble que je puis répondre à lobjection en clarifiant mon exposé. Parfois au
contraire, je dois reconnaître la difficulté de la question soulevée. Souvent, en tout
cas, je suis contraint de pousser plus loin la réflexion, quitte à prendre certains
risques. Comme on le verra, les divergences tournent toujours autour des mêmes problèmes
fondamentaux.
Isaac Johsua, p. 30 " laccord
interindividuel qui forme marché et laccord central qui peut former
plan " " lalternative entre marché et organisation se retrouve
à tous les niveaux de lédifice social " (on comprend bien ici ce
quest le marché, mais quest-ce que lorganisation ? Il est
dit : " ce qui est accordé à la détermination du centre est retiré à
la détermination inter-individuelle marchande ". Jen déduis :
détermination du centre = organisation. Lorganisation apparaît ici comme
antinomique au marché. Mais les rapports marchands " pénètrent
lorganisation ", comme tu le dis si bien toi-même: cest
certainement le cas pour la firme, cela peut être le cas pour le plan. La logique de la
firme est celle du commandement hiérarchisé, contradictoire en apparence à la logique
du marché, mais ce commandement, ses formes, sont eux-mêmes subordonnés au marché, qui
" remonte " les canaux de la firme. Au total : les différences
de fond entre organisations sont telles quon peut se demander si on est bien ici en
présence dun concept commun, qui aurait simplement diverses formes
dexistence.
Commentaire de J. Bidet. On est ici au niveau
métastructurel, § 121. Javance en effet quil y a une unité du concept
dorganisation, au sens dune coordination à partir dun centre qui
définit des fins et des moyens et la décentralisation elle-même. Une telle
" forme " se présente effectivement de façons extrêmement diverses
(notamment selon le type de pratique à organiser, de bien ou de service à produire, à
distribuer, etc.), et elle nexiste que sous forme particulière. Elle possède
pourtant unité, dune part, comme forme rationnelle de coordination a priori,
et, dautre part, selon sa face de " raison ", en tant
quelle présuppose une volonté " unique, donc commune, impliquant une
légitimité. Par contre, marché et organisation ne relèvent pas dun concept
" commun ". En première approche, ils apparaissent certes comme les
deux formes primaires de la coordination sociale rationnelle. Mais précisément ils ne
constituent pas deux " formes ", ni deux " formes
dexistence " dun même concept, ni deux types dans le cadre
dune typologie, mais deux pôles antinomiques (cest-à-dire répondant
chacun à une règle opposée) qui, dans le développement de la forme moderne de
société, se présupposent mutuellement, et en ce sens non
" contradictoires ". La présupposition mutuelle
napparaît cependant que par la face " raisonnable ", celle de
la relation entre contractualité interindividuelle et contractualité centrale. La face
" rationnelle " donne lieu à lexamen de relations entre elles,
de prédominances de lune sur lautre, de combinaisons productives
supposées optimales. La dénomination de " pôle " peut suggérer
quil sagit de deux principes extérieurs lun à lautre. Il faut au
contraire comprendre, comme tu lindiques, quils se pénètrent, se
déterminent lun lautre, lemportant tour à tour lun sur
lautre, selon les " périodes ", les niveaux, sans que jamais
lune (lorganisation) puisse être dite une simple fonction de lautre. Le
champ danalyse est évidemment immense.
Isaac Johsua, p. 56 Troisième critère du
travail : rationalité propre, qui est celle de léconomie de temps
(Cela est vrai du travail sous la domination du
capital, beaucoup moins vrai du travail sous les autres modes de production : le
travail nest pas alors entièrement séparé des autres activités (ce qui est dit
page 57) et le temps occupé par certaines de ces autres activités (religieuses,
communautaires, par exemple) viennent se confondre avec le temps de travail lui-même. Les
membres de la tribu qui dansent avant de partir à la chasse ont-ils une activité de
travail, ludique ou religieuse ? Impossible de faire la séparation : nous
sommes face à une activité " autre ", unifiée, etc. Tu parles page
96, à propos du travail, deffort ou de dépense. Tu rajoutes : " La
notion de " dépense " implique en elle-même celle dune
économie : une économie de lusage de soi... cest-à-dire de son temps
pour un résultat donné ". Cela suppose quune distinction se soit
introduite, qui sépare nettement le temps de travail de celui consacré aux autres
activités. Cf. aussi Marx qui, dans " LIdéologie Allemande "
parle de " lasservissement débonnaire " du maître-artisan du
Moyen Age à son activité, qui fait quil ne compte pas son temps, pas plus
quil nest capable de déterminer avec précision le " résultat
donné " quil veut obtenir. La présence dun tel
" résultat donné " suppose une production standardisée et surtout
les pressions dun marché qui compare entre eux les travaux et leurs résultats.
Par ailleurs, sil est vrai quaucun
régime social ne peut se désintéresser de léconomie de temps, cette dimension
occupe une place très différente dans lHistoire, comme jai essayé de le
montrer dans " La face cachée du Moyen Age ". La recherche de
léconomie de temps sera très peu présente, par exemple, sur le grand domaine
esclavagiste. Lesclave ny a aucun intérêt, mais le maître guère
plus, car il faudrait consacrer des ressources à lamélioration des outils :
à quoi bon, puisque la main-duvre nest pas payée (alors, pourquoi
léconomiser ?), et que les esclaves détruiront très vite tout équipement
quelque peu sophistiqué, par sabotage conscient, indifférence, etc.
Cela ne veut pas dire que le travail ne se
modifie pas sous ces régimes pré-capitalistes : lartisan du Moyen Age
(jai également essayé de le montrer) accordera peu dimportance au gain de
temps (du fait, entre autres choses, des pressions des corporations), mais le travail
changera quand même, en ce quil donnera naissance à de nouvelles valeurs
dusage ou au perfectionnement des anciennes. Il pourra aussi avoir pour résultat le
perfectionnement du producteur lui-même.).
Commentaire de J. Bidet. On est ici au niveau
métastructurel, face " rationnelle ", § 211. Jintroduis
précisément le concept de " mode dactivité ", pour indiquer
quune activité empirique particulière intègre plusieurs modes, plusieurs
logiques : exemple, faire son ménage en écoutant France Culture, faire la cuisine
tout en téléphonant à ses amies. La réduction au pur " mode
travail " pourrait qualifier lesclavage. Mais précisément lesclave
noir moderne a réagi en chantant, manifestant la force ultime qui lui restait après tout
le procès de démembrement social, datomisation : force culturelle, capacité
de reformer multitude, de reforger une puissance à travers le rythme et le chant. Dans
cette lumière, le rapport salarial apparaîtrait comme un esclavage volontaire, puisque
la " vente de la force de travail " entend quelle sera employée
" rationnellement ". Mais, là aussi la réaction est multiforme, qui
fait que le travail nest jamais pur " mode " travail. On ne peut
cependant pas analyser les rapports modernes sans ce concept, qui nest pas propre à
lordre capitaliste moderne (car, même là où, comme sur le grand domaine, il est
peut-être vain de chercher à élever la productivité, il faut pourtant obtenir un
résultat dans un temps, que définissent des conditions techniques et sociales),
mais dont celui-ci définit des conditions particulières. Je suis tout à fait
daccord avec les remarques concernant le Moyen-Age, etc. Mais cest la notion
" déconomie de temps " qui deux sens. Ce peut être une chose
que lon recherche systématiquement dans un rapport de concurrence par exemple (et
lon dira que les propriétaires des grands domaines ne sintéressent pas à
léconomie de temps, pour les raisons que tu indiques). Mais on peut aussi entendre
par là la rationalité propre au travail en général : toute
" économie " est économie de temps. Le geste qui cueille, qui
taille, qui creuse, etc., est ajusté à leffet attendu, à la moindre dépense
(socialement acceptable) pour cet effet. Il na rien du geste esthétique, qui vaut
pour lui-même.
Le " mode travail " est
dautant moins perceptible que le travail se mêle à dautres
modes dactivité.
Isaac Johsua, p. 58 (Le travail a-t-il
" un caractère historiquement décisif comme mode
dactivité ? ". Laffirmation marxiste correspondante porte sur
la place centrale des rapports de production, ce qui nest pas la même chose).
Commentaire de J. Bidet.. Daccord,
cest pourquoi jattribue cette proposition à " un certain
marxisme " (p. 58)
Isaac Johsua, p. 89 (Marx définit-il
vraiment le socialisme comme une généralisation de lorganisation, libérée du
marché ? Sacré problème, car, qui dit organisation ne dit pas nécessairement
(loin de là) association de libres producteurs).
Commentaire de J. Bidet.. Lorganisation
ne nest certes nécessairement " association de libres
producteurs ". Cest du reste là tout le problème. Je tiens seulement que
Marx argumente pour labolition des rapports marchands et pour une organisation
planifiée non marchande de la société. Les grands moyens de production deviendraient
propriété commune, et la production ne ferait pas usage du rapport marchand. Voir mon
chapitre IX.
Isaac Johsua, p. 96 " Le travail
étant socialement divisé, cette économie (de temps) sinscrit dans lhorizon
dun " temps socialement nécessaire ... " (Le " temps
socialement nécessaire " simpose comme une norme sociale dans un univers
de marché. Pourquoi en serait-il de même sous les autres régimes sociaux ? Une
grande dispersion devrait alors logiquement prévaloir, puisque, sous de tels régimes,
les producteurs ne confrontent pas leurs travaux (et, par leur intermédiaire, leurs
temps) sur un marché).
Commentaire de J. Bidet.. La notion de
" temps socialement nécessaire " ne me semble pas être une norme
sociale propre à un univers de marché, mais constituer une catégorie
" générale ", au même sens que celle de
" léconomie de temps " mentionnée ci-dessus. Ou plutôt, elle
sentend, comme celle-ci, à ces deux niveaux.
On observera déjà que dans léconomie
administrée moderne, par exemple celle de lenseignement primaire ou secondaire, des
objectifs de formation (apprentissage de la lecture, de la conjugaison, de la
multiplication, etc.) sont supposés impliquer une durée déterminée
dapprentissage, et donc de travail du pédagogue. Cela est codée de la même façon
que le temps de telle ou telle opération de réparation dans un garage. Des enseignants
en général, tout comme des médecins de service public, sont attendus des résultats
déterminés (cours préparés et effectués, copies corrigées, le tout selon une
" qualité " assurant lefficacité) dans les temps de travail
statutairement prévus, supposés correspondre à un emploi du temps complet. La
contrainte sociale par laquelle est assuré que le résultat escompté
sopère " dans le temps socialement nécessaire ",
cest-à-dire que les élèves ne " perdent pas leur temps " mais
sont effectivement bénéficiaires du service de formation selon la qualité prévue,
cest-à-dire selon lefficacité (la performance dans le temps) attendue du
travail pédagogique nest pas celle du marché : elle est
médiatisée par lorganisation étatique, qui définit des diplômes, établit une
autorité locale, des inspections, des normes davancement, des sanctions et
récompenses, dans un contexte social et culturel de confrontation entre la corporation
enseignante et lEtat. Les " travaux " des producteurs non
marchands se trouvent ainsi " confrontés les uns aux autres " par
dautres voies que celles du marché. Et aussi confronté à ceux de producteurs
marchands : on dira que pour ceci ou cela mieux vaudrait une formation
" privée ". Bref, dans " léconomie
moderne ", dans le capitalisme, la notion de temps de travail socialement
nécessaire nest pas limitée à la production marchande. La encore, le champ
dinvestigation est immense. Il touche naturellement la théorie travail de la
valeur. Mon analyse oriente vers un élargissement de cette théorie aux rapports non
marchands de production.
On comprendra qua fortiori cette analyse
sapplique aux " autres régimes sociaux ". Un mode de
production détermine un " temps de travail socialement nécessaire ",
aux termes dun type particulier de contrainte sociale au travail au sein dune
division sociale du travail. Cette considération na pas la même sorte de
pertinence là où les diverses tâches sont assignées à divers groupes (de sexe,
dâge, castes, etc.), et là où tend à prévaloir la concurrence entre toutes les
activités et tous les individus.
Sur cette question comme sur celle de
" léconomie de temps évoquée " ci-dessus, mon opinion est que
lexposé de Marx pèche par son incapacité à articuler les concepts propres au
capitalisme, propres à la production marchande comme telle, et à une économie (ou au
travail) en général. Il avait dabord projeté de commencer par ces concepts
généraux. Il a finalement reculé devant la difficulté, cest-à-dire aussi devant
les implications théoriques de ce déploiement conceptuel. Jétudie ce point dans Que
faire du Capital ? Cest ainsi que lon retrouve au début du chapitre
6 du Livre I, un fragment sur le travail en général qui devrait figurer au début de
lexposé. Mais " passer conceptuellement " de ce moment
général (anthropologique) à la forme particulière qui est celle de la production
marchande par quoi débute effectivement Le Capital lui posait sans doute trop de
problèmes. Mais ce sont de vrais problèmes, incontournables, si lon veut mettre un
contenu déterminé aux notions de capitalisme ou de socialisme.
Isaac Johsua, p.100 Le capitalisme
" détourne (le travail productif) de lusage social...par la constitution
de besoins illusoires et manipulés " (Les besoins ne sont ni illusoires, ni
manipulés : dans un système de marché, ils existent au même titre que les autres
besoins, du moment que les biens correspondants sont achetés. La critique porte
sur : 1) si le corps social pouvait se prononcer, il nétablirait très
probablement pas la même hiérarchie de besoins à satisfaire 2) le capitalisme ne
recherche pas la production, mais le profit. Il ne produit quà son corps
défendant, quand il ne peut pas faire autrement pour faire des profits. Mais, dès
quil le peut, il se précipite dans la brèche (exemple : bulle spéculative
boursière, etc).
Commentaire de J. Bidet. Cest tout à
fait ce que je veux dire dans lensemble de cette page.
Isaac Johsua, p. 74,75 (Jai les doutes
les plus sérieux sur la portée explicative de la " théorie des coûts de
transactions ". Tu sembles reprendre à ton compte la réponse de Coase à la
question " pourquoi y a-t-il des firmes ? ", à savoir :
parce que le marché ne peut suffire, parce que les coûts dune transaction purement
marchande seraient infinis. Comme tu lindiques toi même, cette présentation pose
implicitement la primauté de la relation marchande).
Commentaire de J. Bidet. Certes, la
présentation de Coase pose implicitement la primauté de la relation marchande, au sens
où elle argumente à partir du marché linsuffisance de celui-ci. Mais ma propre
argumentation tend au contraire à établir léquivalence épistémologique des
formes (polaires) de la coordination en montrant leur homologie, imparfaite du reste
puisquau contraire, côté " raisonnable ", javance le
primat de la centricité, dans les termes de " lasymétrie
transcendantale " (§ 312). Je réinterprète la notion de " coûts de
transaction " en termes de rapports de classes : ce quil en coûte
aux rapports techniques dêtre toujours en même temps des rapports sociaux, et plus
précisément des rapports de classes. Je partage donc aussi les soupçons que lon
peut faire peser sur la " théorie des coûts de transactions ", dont
je propose une réinterprétation.
Isaac Johsua, pages 116 et suiv. (Je suis
très gêné par tes développements sur " la nation ". Je ne crois
pas du tout que lexistence dune nation soit une question
" defficacité ", comme tu le laisses entendre. Tu dis page
118 : " lheure na pas sonné dun ordre étatique
universel, (car) les conditions dune organisation efficace à léchelle
globale nexistent pas encore ". De quelle
" efficacité " sagit-il ? Quelle est sa norme ? Qui
la dicte ?).
Commentaire de J. Bidet. Il sagit pour
moi dune question fondamentale, et je mesure bien à quel point la thèse que
javance est " choquante ". Elle est effectivement inédite. Je
ne suis pas sûr de pouvoir la reprendre ici dans le détail. Elle sargumente tout
au long du chapitre VI. Je dirais seulement quaujourdhui commence à se faire
sentir la nécessité (fautes de quoi, désordre, chaos, conflits, gaspillages) de règles
supranationales, soit " continentales ", soit mondiales. Ce fait
induit une lecture rétrospective de la formation des Etats-nations modernes, comme
espaces des règles centrales defficacité. 0Lefficace dont il est question
nest jamais séparable du conflit autour de ce qui est
" légitime ".
Isaac Johsua, p. 120 (LEtat est
désigné comme une " organisation ". Ce qui na rien
détonnant, mais rend dautant plus difficile lappréhension de ce
quest une organisation face (et en opposition) à la sphère marchande. Peut-on
mettre dans le même panier Etat, firmes, etc ? On a le sentiment, à te lire,
quest organisation tout ce qui nest pas marché. Est-ce bien le cas ? Si
oui, on est face à un vide, la sphère de lorganisation nétant définie
quen creux).
Commentaire de J. Bidet. On est là
effectivement au cur de difficultés, et je nécarte pas dun trait
lobjection selon laquelle " serait organisation tout ce qui nest pas
marché, la sphère de lorganisation nétant définie quen
creux ". Il faut noter quà ce niveau, lEtat dont il est question
est lEtat métastructurel, lEtat revendiqué comme tel comme ordre de droit
moderne (et qui " se renverse " en Etat structurel ", ou
Etat de classes). Je le désigne effectivement comme organisation, excluant marché. Plus
précisément comme " organisation de la parole " , et en ce sens
comme pure articulation de la parole à la médiation organisation. Cela me conduit à une
redéfinition de la notion de " société civile ", comme articulation
du marché et de lorganisation.
Jaccepte en un sens lidée que
" serait organisation tout ce qui nest pas marché ", dans la
mesure où je pose quil y a dans la forme moderne de société deux formes polaires
de la médiation rationnelle-raisonnable sociale. Jajoute que les institutions
concrètes sont, de façon générale et diverse, marquées par limbrication de ces
deux formes avec leur logique propre. Et quelles sont, en tant que médiations, des
formes de lencadrement de relations discursives immédiates, selon de modalités qui
laissent des places variables à cette coopération " directe ". Cette
vue générale ne saurait remplacer lanalyse sociologique des multiples formes de
" linstitution " sociale (famille, Eglise, club, etc.). Elle
cherche seulement à stimuler celle-ci en manifestant des lignes de forces primaires selon
lesquelles, dans la modernité, se transforment les institutions (notamment antérieures).
Une théorie de lorganisation peut se développer, comme celle du marché, sous
forme abstraite comme celle de cette logique, de ses éléments constitutifs. Dans sa
prétention métastructurelle et dans les formes spécifiques de son retournement
structurel. Je ne vais pas plus loin dans mon livre, qui est une " théorie
générale ". Il existe dans la culture contemporaine divers éléments de
" théorie de lorganisation ", de la bureaucratie (procédures,
diplômes, compétences, qualifications), de la firme. Je suggère quil y a bien un
concept général de lorganisation (voir ci-dessus, sur la page 30, la distinction
avancée par Marx entre la posteriori du marché et la priori de
lorganisation, idée embryonnaire, mais déjà décisive) et une unité
de cette forme organisation, et quelle a toujours à voir avec lorganisation
étatique.
Isaac Johsua, p. 181 " ...marché
et organisation, ces deux modes polairement opposés de la coordination
rationnelle... ". Page 195 " Axe marché-organisation "
(Cest là un thème central de louvrage. Et pourtant
" lorganisation " nest jamais définie. Au mieux, elle
lest comme étant le non-marché. Ce qui est manifestement tout à fait insuffisant.
Quest-ce que " lorganisation " comme rapport social ?
Peut-on, de ce point de vue, mettre dans le même sac des choses aussi diverses que
lEtat, la firme, les institutions, le plan, etc ? Les économistes ne
sinterrogent jamais à ce sujet, ce qui na rien détonnant, car ils se
contentent en général de manier des réalités purement empiriques).
Commentaire de J. Bidet. Il est vrai que je
ne définis lorganisation que par lensemble de sa relation au marché, et vice
versa, donc selon les différents niveaux de lexposé. En ce sens, il ne peut y
avoir un moment déterminé qui soit celui de la définition de lorganisation.
Daccord sur la remarque finale.
Isaac Johsua, p. 195 (Je suis très réticent
à lidée de " reprendre la question des classes à partir de la théorie
des coûts de transactions ". Encore une fois, admettre que " ce qui
dicte le choix entre marché et organisation, ce sont les coûts de
transaction ", cela revient souvent à admettre (je lai constaté dans mon
domaine) que le rapport marchand est le rapport premier, naturel, car " le plus
efficace " : ce nest que quand son inefficacité est dûment
constatée que place est laissée à la firme. Cette théorie est un prolongement de la
théorie néo-classique, en ce que, accordant la place centrale au marché, (comme quelque
chose qui va de soi, de naturel), elle explique le reste par les
" imperfections " du dit marché: ce qui est une concession qui
ne coûte rien, puisque personne nest parfait...).
Commentaire de J. Bidet. Je propose de
comprendre que marché et organisation sont deux modes alternatifs de
" transaction ". Williamson lui-même me semble dans un certaine
mesure raisonner de cette façon quand il sinterroge sur les conditions qui peuvent
faire quune firme se sépare de lune de ses composantes, préférant avoir
avec ce secteur dactivités des rapports marchands plutôt quorganisationnels.
Tout mon effort est de montrer que lorganisation est bien de même niveau
épistémologique primaire que le marché. Il se peut que je ne le montre pas
suffisamment.
Isaac Johsua, p. 197 " Les 30
glorieuses apparaissent alors comme le moment culminant du procès de rationalisation
sociale généré par cette révolution managériale " (Je te signale que je
développe une explication tout à fait différente de ces fameuses 30 glorieuses :
javance pour ma part lhypothèse que la force de lexpansion alors
constatée sexplique comme étant celle dune phase de rattrapage. Deux
guerres mondiales et une grande crise (celle de 1929) ont entraîné énormément de
destructions, dusure et de non-renouvellement du capital fixe, ainsi que,
parallèlement, de grands retards de consommation accumulés. Je pense que, dès que, à
la fin de la guerre, les conditions du redémarrage de lactivité ont été enfin
réunies, lessor a été très vif, alimenté par ces demandes, par la possibilité
dimporter lavancée technique déjà acquise par les Etats-Unis et par
lexistence de nombreuses occasions rentables dinvestir, elles-mêmes
suscitées par lélimination dénormes masses de capital. Je suis en train de
terminer la rédaction dun article sur ce sujet).
Commentaire de J. Bidet. Des explications
différentes ne sont pas forcément contradictoires, étant donnée la très grande
complexité du social. Il faut évidemment rechercher à les ramener à une possible
unité. Ce qui peut savérer difficile.
Isaac Johsua, pp. 206,207 (Peut-on parler de
la qualification comme dun capital, en dehors dune simple facilité de
langage ? Le capital est la mise en valeur de la valeur, quest-ce que la
qualification par rapport à ça ? Par ailleurs, est-il possible de placer capital et
qualification sur un même plan ? Nest-il pas évident que la qualification est
subordonnée au capital, et que ce dernier la définit et remodèle selon ses
besoins ? Enfin, si lEtat joue un rôle important en matière de reconnaissance
et de distribution des qualifications, il est loin dêtre le seul : la firme
joue aussi un rôle important. Par son intermédiaire, le capital peut défaire, en
matière de qualification, ce que lEtat a fait : rejet de telle ou telle
formation, licenciements, maintien au chômage de qualifications désormais considérées
comme inutiles, en quelque sorte considérées comme nulles et non avenues, etc. Cf.
dailleurs page 215 de ton ouvrage).
Commentaire de J. Bidet. Je ne couple pas
qualification et capital, mais qualification et propriété. Je les couple dans des
conditions définies, comme présentant une certaine homologie, et comme constituant
ensemble, dans leurs relations daffinité et dantagonisme, la position du
capital. LEtat qui détermine des compétences reconnues est lEtat capitaliste
(lEtat est " capital ", il est constitutif de ce rapport
social). Ce couplage, je ne le présente pas, comme on peut le trouver chez Bourdieu ou
dans le marxisme analytique, sous la forme de deux formes de
" dotation " (ce qui serait du côté de la " facilité de
langage "), mais du côté du procès. Il y a un procès de la monopolisation
bureaucratique de la compétence dont lhorizon est " laccumulation
de pouvoir sur pouvoir ", mauvais infini, analogue de la richesse abstraite du
profit (voir la société soviétique). Il reste que lhomologie entre les deux
pôles du marché et de lorganisation, donc entre propriété et compétence,
nest pas complète. On ne peut mettre sur le même pied ce qui se fait par
lorganisation étatique et ce qui se fait par le marché. Lun des points à
approfondir se trouve là, je crois. Là aussi est le principe de lanalyse du
système des partis et des alliances de classes.
Isaac Johsua, p. 208 " les deux
fractions polaires de la classe dominante, marchands-propriétaires et
organisateurs-qualifiés, ce dernier terme étant à prendre au sens le plus large... ce
qui inclut toute catégorie de " cadre " ou de
" fonctionnaire " (Peut-on dire que tous les cadres (et, pire encore,
tous les fonctionnaires) font partie de la classe dominante ? Certainement pas. On
voit bien ici que les catégories utilisées posent un problème de fond : les
" organisateurs-qualifiés " sont-ils autre chose que des serviteurs
de la classe dominante, sans doute bien payés, mais serviteurs quand même ?).
Commentaire de J. Bidet. Je ninclus
naturellement pas tous les fonctionnaires dans une classe dominante, je veux seulement
dire que la catégorie dorganisateurs sentend du privé
(" cadres ") et du public (" fonctionnaires "). Le
rapport de classe se produit à travers des médiations qui sont tout à la fois celles du
marché et celles de lorganisation. Doù le schéma des rapports de classe et
du système moderne des partis que jai proposé au Séminaire des économistes de la
MHS. Quil y ait des " fractions " dans la classe dominante ne
fait pas, me semble-t-il, des unes les servantes des autres. Tout cela mériterait plus
ample examen.
Isaac Johsua, p. 263 " Ce
nest pas du côté des " rapports sociaux ", mais du côté de
la mutation des " forces productives " quil faut chercher le
principe des révolutions historiques " (Ayant lu mon bouquin sur le Moyen Age
(avec une attention dont jai pu trouver la trace dans ton ouvrage, ce dont je te
remercie), tu sais que je suis en désaccord avec cette thèse : dailleurs, les
" forces productives " peuvent-elles être simple technique ou simple
matière modelée ? La réponse est non, bien évidemment : ces forces se
développent sous la domination des rapports sociaux, elles en portent lempreinte,
en expriment la réalité toujours présente. Elles ne peuvent donc fournir " le
principe des révolutions historiques ", principe quil faut plutôt
chercher, à mon avis, du côté dune lutte des classes se déployant dans le cadre
de rapports de production historiquement donnés).
Commentaire de J. Bidet. La thèse que tu
développes me semble sapparenter à celle de Brenner, qui, du moins, a des
formulations analogues. Je me souviens en effet que tu montres que le capitalisme commence
avec des machineries et techniques que lon connaissait à lépoque
antérieure. Ta démonstration est extrêmement fouillée. Et ce que tu établis me
paraît indiscutable. Il y a cependant une grande force intuitive dans la thèse
traditionnelle, qui vient de Marx, et qui peut, me semble-t-il se résumer ainsi : un
mode de production est une structure sociale comprise dans les termes de sa reproduction,
mais aussi en tant quelle comporte une dynamique de transformation fondée
dautre part sur la stimulation transformatrice continue quopèrent les
rapports de production sur les forces productives, pour autant quelles elles sont en
phase avec elles, et dautre part sur les ruptures révolutionnaires que le
développement de celles-ci peuvent, à la longue, entraîner sur ceux-là, ouvrant alors
à une nouvelle époque. La dynamique du mouvement historique pourrait dès lors se
représenter ainsi :
(FP1 # RdP1) > FP2 * RdP2
(FP2 # RdP2) > FP3 * RdP3, etc
,
où FP désigne les " forces productives "
et RdP, les " rapports de production ". Le signe
" # " désigne un rapport de correspondance entre forces productives
et rapports de production, caractéristique dune époque : il unit
les deux éléments constitutifs de la base économique dun " mode de
production " en tant quil est relativement durable. Il constitue
lindice de la stabilité dune forme structurelle, Le signe
" > " indique lévolution des " forces productives "
sous la stimulation des " rapports de production ", qui conduit à
terme à lémergence révolutionnaire, " * ", de nouveaux
rapports de production, en affinité (" # ") avec les nouvelles formes
productives.
Le problème est alors de savoir dans quelles
conditions un état donné des " forces productives " ne donne pas
limpulsion " révolutionnaire " quil pourrait donner.
Pourquoi les " forces productives " de lEmpire Romain ne donnent
pas lieu au développement du capitalisme. Vaste problème
Isaac Johsua, p. 312 (La firme et le marché
sont-ils deux " solutions alternatives ", au sens de solutions
renvoyant à des champs différents ? La firme en réalité baigne dans le marché de
tous côtés, et ce marché fait remonter les exigences de la valeur par tous les canaux
du " commandement dusine ". Jémets les mêmes réserves
sur ta formulation page [312, je suppose, JB]
Commentaire de J. Bidet. Il est vrai que
" le marché fait remonter les exigences de la valeur ". Le
marché détermine puissamment lorganisation. Mais faire de lorganisation une
" fonction " (servante) du marché ne me semblerait pas justifié. Ne
serait-ce pas une façon dadmettre laxiome libéral néo-classique qui voit
dans la forme marchande celle à quoi tout finalement renvoie et se réduit ?
Isaac Johsua, p. 357 : " ...
une planification a priori, telle quon peut la voir au sein de la grande
entreprise " : cette planification a priori est en réalité soumise aux
ajustements a posteriori propres au marché.
A nouveau page 359 " Marché et
organisation sont en effet... des formes contemporaines, liées lune à
lautre, alternatives... ". (Lalternative nest pas, à mon sens
marché-organisation, mais plutôt marché-politis. Pour mieux expliquer ce que je veux
dire, je reproduis ci après la conclusion dun papier que jai écrit
récemment pour " Le Monde des Débats " : " Nous
sommes en fait face à un choix fondamental, qui va au-delà de lurgence actuelle.
Dans la relation de marché, les individus se font face comme agents privés. Ils créent
ainsi un univers qui leur échappe et dont les tempêtes menacent de les balayer. Mais ces
mêmes individus se font face aussi comme appartenant à la cité, donc comme membres
dun collectif au destin partagé. Faisons en sorte que la cité
lemporte ! ").
Commentaire de J. Bidet. Daccord,
profondément en termes dorientation pratique de laction collective : il
faut que la cité lemporte sur le marché ! Mais, je crois que lon est
là au cur du problème, on ne peut pas se représenter quil y a ainsi un
ordre de concept pour dire ce qui est (et qui serait un système essentiellement marchand,
où lorganisation ne serait quune fonction servante du marché capitaliste,
sauf les acquis sociaux qui la marquent), et un ordre à établir, qui serait la cité.
Cest à mon sens la limite de lutopie marxienne et communiste classique.
Je crois quon ne peut pas penser dans ces catégories parce que le capital est aussi
organisation, ou : lorganisation est aussi facteur de classe. Lutopie à
penser et pratiquer est devant cette double tâche. La " cité "
nexiste que par une lutte sur ce double front. Ce qui ne met pas lEtat et le
marché, les " cadres " et les " propriétaires ",
la social-démocratie et la droite, sur le même pied. Asymétrie transcendantale.
Isaac Johsua, p. 358 " Le rapport
de coordination organisée est supposé " être en germe " dans le
capitalisme, et très précisément dans lentreprise qui forme lélément
atomistique du marché " (Une telle vision est indéniablement celle
dEngels, mais est-ce bien celle de Marx ? Jen doute : quels sont les
textes qui lattestent ?).
Commentaire de J. Bidet. Il semble bien que
Marx ait donné son satisfecit à lAnti-Dühring. Au plan conceptuel, son analyse de
" la division du travail dans la manufacture et dans la société " au
chapitre XIV du Livre I me semble à cet égard fondatrice. Elle fait du reste, fort
énigmatiquement (symptôme de problèmes), allusion au socialisme. Elle décrit la forme
organisation, celle qui va prendre essor dans la concentration du capital, affaiblissant
corrélativement le poids social de la relation marchande. Ceux qui ont décrit le
capitaliste monopoliste comme " anti-chambre du socialisme " pouvaient
se réclamer de Marx.
Isaac Johsua, p.359 " Une société
raisonnable suppose une articulation rationnelle entre les deux " (Un tel projet
est-il " raisonnable " au-delà dune phase transitoire ?
Marx a avancé à ce sujet des choses fondamentales, que tu as très bien rappelé, et qui
me paraissent toujours valides).
Tu reprends la question page 361 :
" larbitrage " entre les " deux règles de
coopération " (le marché et les " fins communes ") est-il
possible à long terme, alors que le marché remet constamment en question, partout où il
se déploie, les " fins communes " ? Doù aussi mes
réserves sur ta formulation page 367, selon laquelle le capitalisme " ne peut
être dépassé et battu que sur son terrain, qui est celui des formes darticulation
du marché et de lorganisation " : la relation de marché fait-elle
donc désormais substantiellement partie des perspectives socialistes et
communistes ?).
Commentaire de J. Bidet. Jessaie de
penser plus loin, pages 419 et suivantes, un communisme au-delà du socialisme (je signale
une malheureuse coquille : lire A. La relation spéculaire entre communisme et
socialisme, et non capitalisme).
Isaac Johsua, p. 362,363 " La
coopération discursive caractéristique de lassociation immédiate se relaie dans
le couple, antinomique mais indissociable, qui est celui de la médiation marchande et de
la médiation organisationnelle " (Marx dit dans Le Capital, L1, T1, p85
(ES) : "Des objets d'utilité ne deviennent des marchandises que parce qu'ils
sont les produits de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres".
Jen déduis : dans la société socialiste, les rapports marchands reculent
jusquau point où lassociation des travailleurs a été capable dabolir
les " travaux privés " (privés en ce quils sont exécutés
indépendamment les uns des autres), jusquau point où cette association assure une
véritable maîtrise sociale du processus de production ; dans cette même société,
ces rapports marchands sont au contraire présents dans toute la mesure, inverse, où
lassociation ne fonctionne pas vraiment comme telle. Comment rendre compatibles de
tels développements avec ta thèse, qui fait du marché une dimension intrinsèque de
lassociation ? Par ailleurs, tu rejettes à plusieurs reprises lidée
" dabolir les rapports marchands " ; or, nous savons que le
marché recrée constamment les conditions dexistence du capital. Comment rendre les
deux compatibles avec la lutte pour le communisme ? Ces développements valent aussi
pour ton affirmation de la page 449, selon laquelle le socialisme " se définit
par une articulation de marché, de plan et de coopération immédiate ").
Commentaire de J. Bidet. Je comprends le
socialisme (§ 922) comme un procès de lutte contre le capitalisme et le communisme (§
931) comme lhorizon du socialisme. Le socialisme nest donc pas, pour moi,
labolition du marché, mais celle des mécanismes par lesquels les rapports
marchands et organisationnels donnent lieu aux rapports de classes. Il me semble que les
recherches du type " modèle de socialisme " doivent se donner cet
objectif. Ces recherches sont justifiées par lorientation quelles peuvent
donner aux luttes sociales pour des changements effectifs. Une " théorie
générale " est inapte à déterminer ce qui doit être propriété publique,
communale, autogérée, ou privée. Elle peut seulement mettre en avant lhorizon
dun dépérissement des rapports marchands au sens de la soumission du marché à
lorganisation, et de lorganisation à la parole commune.
Isaac Johsua, p. 374 (La liberté du
travailleur est-elle celle de changer demployeur ? Dans mon souvenir, quand
dans " Le Capital " Marx nous dit que le travailleur est libre,
cest à un double sens : il est libre de moyens de production (ce que tu
évoques page 375), mais lautre sens cest quil est libre de tout lien de
dépendance personnelle : la " liberté " est vue ici en
opposition à ce qui fonde le rapport de production précédant historiquement le
capitalisme, à savoir la seigneurie).
Commentaire de J. Bidet. Jen suis
pleinement daccord. Mais le propre dune théorie structurelle est de
considérer une telle notion non seulement en termes comparatistes, dune période à
lautre, mais aussi dans le contexte systémique (je prends ici le mot au sens
courant) de la forme sociale considérée. Ainsi comprise, cette liberté quil
possède, ou non, de " changer de maître " (par quoi le salarié se
manifeste sur un marché du travail) apparaît comme dialectiquement liée à la liberté
quil a, ou non, de sassocier à dautres (exemple, syndicat), et
dêtre, ou non, reconnu comme citoyen. Unité du complexe
" métastructurel ".
Isaac Johsua, p. 380 (Je me demande sil
ny pas ici un malentendu. Quand, dans le contexte qui est indiqué, Marx parle de
" la loi qui règle léchange de marchandises ", il na pas
en vue, à mon avis, une " loi des échanges ". Je pense quil
sagit plutôt de lanalyse à laquelle Marx sest livré plus haut dans
" Le Capital " de la " circulation des pôles de la
marchandise ". Avant la vente, le vendeur a la valeur dusage de cette
marchandise, et lacheteur sa valeur déchange (sous forme déquivalent).
Après la vente, lacheteur dispose de la valeur dusage et le vendeur de la
valeur déchange. Le patron, acheteur de la force de travail, dispose de sa valeur
dusage (la capacité quelle a de produire plus de valeur quelle ne
vaut). Les règles de léchange marchand lui reconnaissent le droit duser de
ce quil a acheté comme il lentend, et dénient au vendeur le droit de faire
des commentaires à ce sujet. Mais le salarié a vendu sa force de travail, et non sa
propre personne : le patron a donc le droit (marchand) duser la force de
travail, mais pas le travailleur. Sil le fait, cest du vol, car il
sempare de quelque chose qui ne lui appartient pas, qui na pas été vendu. Il
y a bien ici deux droits égaux qui saffrontent. Doù vient la
difficulté : de ce que la force de travail, qui est quelque chose de tout à fait à
part dans le monde marchand (puisque seule source de la valeur) est traitée, dans le
monde des échanges, comme une vulgaire tomate, quon peut consommer,
cest-à-dire détruire).
Commentaire de J. Bidet. Il me semble que ce
que je dis dans la page qui suit soutient mon analyse.
Isaac Johsua, p. 389 (Penser que capitalisme
et socialisme appartiennent " à la même période de
lhistoire " me paraît osé. Il faut rappeler que, dans La Critique du
Programme de Gotha, Marx indique: "Entre la société capitaliste et la société
communiste, se situe la période de transformation révolutionnaire de l'une en
l'autre ". Par ailleurs je retrouve mes réserves par rapport à lune de
tes principales thèses : " bipolarité des formes de la division moderne
du travail, soit de la coordination marchande-interindividuelle et de la coordination
organisationnelle-centrale " : sagit-il dune véritable
bipolarité ? la deuxième nest-elle pas sous la domination de la première,
modelée et remodelée selon ses exigences, au point quon peut penser que ce
nest quune des façons qua la valeur de manifester sa toute-puissance
sur lensemble de la société ?).
Commentaire de J. Bidet. Jaccorderais
quil y a une tension dans le texte de Gotha, mais ce qui me semble devoir ressortir,
cest que Marx na pas de " droit spécial " pour le
socialisme : il sagit bien du même " droit bourgeois ".
Sur lautre point, je naccepte pas la
catégorie de " toute-puissance " de la classe dominante, qui fait ce
quelle peut avec ce quelle a, cest-à-dire la multitude humaine, en face
delle. La classe dominante ne fait ni lhistoire, ni lEtat de droit, ni
le suffrage universel, ni la richesse du pays. Il ne se produit rien qui ne soit le
résultat dimmenses rapports de force (et de sens) entre les diverses classes et
autres éléments de la société.
Isaac Johsua, p. 393 " Le système
soviétique ne sanalyse ni comme déviation etc... " (Une pensée qui me
paraît extrêmement riche, qui ouvre de grandes perspectives. Mais est-elle
fondée ? Le marché se développe " tout seul " : on voit
bien comment les rapports marchands peuvent envahir et transformer une société
pré-marchande. Il nen est pas de même de " lautre pôle de
contractualité " : il faut des forces sociales pour imposer
" lorganisation ". Lesquelles ? Pourquoi ? Ta
démarche est proprement philosophique, en ce quelle repère des
" logiques ". Mais elle saute par-dessus des choses essentielles, qui
sont lhistoire concrète, la caractérisation des forces sociales en présence, etc.
Aboutissons-nous ainsi à une caractérisation de ce qua été le régime
soviétique ? Jen doute. Tu dis que le système soviétique
" sanalyse comme une expérience historique développée,
unilatéralement, à partir de lautre pôle.. ". Cela signifie-t-il que le
système soviétique sest contenté de privilégier le pôle
" organisation " sur le pôle " valeur ", à
linverse de ce que fait le capitalisme ? Dans ce cas, on serait fondé à le
penser comme " une autre forme de capitalisme ", contrairement à ce
que tu indiques. Par ailleurs, dans le " vrai socialisme "
laspect " organisation " sera inévitablement mis en avant (cf.
Marx, Programme de Gotha, etc) : comment alors, si on te suis, le distinguer de ce
qua été lURSS ?).
Commentaire de J. Bidet. Je ne sais pas si
lon peut de cette façon distinguer, à la façon de Hayek, du
" spontané " et de lartificiel dans lhistoire. Les
structurations comportent des tendances. Des individus, des groupes ont des projets, qui
peuvent les accentuer, les accélérer ou les contrecarrer. Il y a eu un projet
communiste, mis en uvre par les Bolcheviks. La poussée néo-libérale mondiale
actuelle ne me semble pas plus spontanée. Elle prend appui sur des mécanismes sociaux
établis, mais elle a aussi les caractères dune intervention historique des classes
capitalistes.
Je cherche seulement à produire des outils pour
lanalyse historique. Lexpérience soviétique a bien sûr à voir avec le
capitalisme, comme une expérience conduite pour le renverser. Elle abolit la propriété
privée des grands moyens de production, et par là une large part des mécanismes
marchands (je mexplique assez longue là-dessus au § 513). Elle mise ainsi sur
lautre grand mode de la connexion sociale, sur lautre médiation, qui est
lorganisation (et pour moi le concept de " valeur " concerne les
deux médiations, et leurs rapports). On peut évidemment appeler cela du capitalisme.
Mais je crois que cette appellation occulte le caractère singulier de cette forme de
société, marquée par cette décision de tout miser sur lautre médiation,
supposée, dans une utopie (que le Marx historique, lauteur dont on connaît les
textes, partage), ouvrir à des rapports sociaux " transparents ",
démocratiques, " immédiats ", termes équivalents. Alors
que le socialisme me semble être un objectif historique de lutte contre les effets-classe
de ces deux médiations. Qui ne sont pas non plus équivalentes. Car il est vrai que la
forme organisée (publique, à divers niveaux) appelle la
" publicité " au sens de Kant, cest-à-dire lexpression
(laffrontement) publique sur les fins, les moyens. Elle est plus ouverte au
contrôle démocratique, plus sensible à un pouvoir commun. Cest dans cette mesure
que les termes politiques de gauche et de droite gardent leur pertinence, même si
lon peut penser que la base sociale de la social-démocratie est désormais
largement du côté de lencadrement et de la hiérarchie de lorganisation
sociale.
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