![]() |
LES DIFFERENTES FORMES DU RAPPORT DE L'INDIVIDUALITE AU TRAVAIL, DE MARX A LA THEORIE CRITIQUE
Laurent ETRE
Actuel Marx en Ligne n°22
(26/ 8/2003)
L'opinion commune considère généralement la théorie marxienne de la société comme anti-individualiste. Pourtant, on trouve dans certains écrits de Marx un vrai souci de l'individu. En prenant acte des questionnements de l'Ecole de Francfort par rapport à l'héritage marxien, il est possible de poser les jalons d'une théorie de la société qui fasse obstacle à la fois à une vision purement stratégique de l'individu, et à l'idéologie libérale qui entretient l'illusion idéaliste d'une individualité immédiatement libre, afin de favoriser la docilité des individus historiques face à leur exploitation économique.
SOMMAIRE
I) Marx et le souci de
l’individualité
A) Le règne de la propriété privée et l’individualité abstraite
de la société bourgeoise
1- Critique de
l’individualisme possessif
2- Propriété
privée et travail aliéné
B) L’individu est un être social
2- Formes historiques
de la propriété/ essence historique de l’individualité
3- Individu, classes
et communauté
C) La pensée de Marx : une philosophie de
l’individu ?
1- La vie contre la
conscience et l’idéologie
2-Les apories de
l’individu monadique ou le double rejet de la dialectique et du
matérialisme
A) Le freudo-marxisme et
le souci humaniste de la réalisation de soi
1- La conscience comme
“ victime ” des rapports de production
2- Division sociale du
travail, limitation d’Eros, et principe de rendement
B) L’idéalisme de la
philosophie ou le règne de la raison répressive
1- Principe de plaisir
contre principe de rendement
2- La Théorie
critique : rejet idéaliste de la philosophie idéaliste ?
C) Les modalités d’une
prise en compte matérialiste de l’individualité
1- La
Théorie critique
et la question du rapport des procédures théoriques à la praxis
2- L’individu
naturellement raisonnable au secours d’un prolétariat à la structure
“ différenciée ”
3- Evolution contre
révolution ?
A) La réactivation de la dialectique contre la mythologie du
sujet
1- Les relents
d’idéalisme de la Théorie critique ou la dialectique placée sous
tutelle eudémoniste
2- La réaffirmation du
contenu ontologique de la dialectique contre la Théorie critique
B) La dialectique négative et l’implosion de la
dialectique
2- Le singulier contre
le concept
C) L’interaction langagière au secours de
l’individualité
1- Le travail comme
“ activité rationnelle par rapport à une fin ”
3- L’idéalisme caché
de la communication
La réception de Marx
dans l’opinion commune semble souvent s’effectuer par le biais d’une réduction
de la théorie marxienne de la société à une sorte d’anti-individualisme
extrême. Or, quelle légitimité sommes-nous en droit d’accorder à cette
réduction ? Précisément, que cet anti-individualisme soit revendiqué comme
“ progressiste ” ou bien critiqué comme étant le propre d’une pensée
“ réactionnaire ”, hermétique à toute prise en compte
“ raisonnable ” des mutations du “ monde contemporain ”, il
n’est pas sûr que son rapport à Marx et/ou au “ marxisme ” en général
soit aussi immédiat que ce qui est couramment admis. Par le traitement de notre
sujet, il s’agira donc essentiellement de montrer comment la théorie marxienne
de l’aliénation renvoie en creux à une certaine vision de l’individu, qui, si
elle ne réhabilite aucunement l’idéalisme, lequel consiste entre autres choses
à poser d’emblée un individu dont la substance excède toutes les relations dans
lesquelles il se trouve pris, doit cependant être ramenée à ce même courant
philosophique majeur comme à un élément fondamental pour son interprétation.
Pour parvenir à notre but, il s’avérera nécessaire d’étudier en détail
certaines des positions développées par Herbert Marcuse. En effet, dans son
ouvrage intitulé Raison et Révolution, ce dernier affirme notamment que
“ la vérité de la thèse matérialiste doit s’accomplir dans sa
négation ”, à savoir par le dépassement du rapport particulier qui unit la
conscience et l’existence sociale dans le cadre d’un ordre social considéré
comme foncièrement matérialiste puisque fondé sur une économie débridée qui
“ légifère sur toutes les relations humaines ”. Ainsi, Marcuse semble
défendre l’idée selon laquelle il serait possible de trouver chez Marx lui-même
les fondements d’un individualisme réel, vrai, authentique, c’est-à-dire
émancipé de son cadre idéaliste : avec l’abolition des classes dont le
matérialisme permet la prédiction, “ l’individu devient le sujet effectif
de l’histoire ” dans la mesure où “ l’intérêt général s’accomplit
désormais dans la vie de chaque individu ”. Or, pour en arriver à de
telles affirmations, Marcuse se contente visiblement de tirer les conclusions
ultimes de la critique marxienne de l’aliénation qui résulte du mode
capitaliste de production. En effet, Marx formule sa théorie de l’aliénation dans
le cadre d’une critique de l’économie politique classique et du libéralisme
dont elle se veut le fondement en quelque sorte scientifique. L’économie
politique est rejetée dans la mesure où elle hypostasie ses propres catégories
au-dessus de l’existence humaine et ne conçoit par conséquent l’ensemble des
lois, institutions, et rapports économiques que sous la forme de faits
objectifs an-historiques, indépendants de la vie concrète, et donc au moins
organiquement individualisée, des hommes.
Cependant, l’interprétation marcusienne de
Marx semble faire du matérialisme de ce dernier une simple radicalisation de
l’idéalisme. Or, c’est précisément à partir de la négation du principe
idéaliste de l’identité du réel et du rationnel que la “ Théorie critique ”,
démarche propre à l’Ecole de Francfort, procède pour réhabiliter le sujet
individuel dans un cadre conceptuel matérialiste. Ce paradoxe, qui nous amènera
à prendre en compte l’ambiguïté du rapport entre Marcuse et l’Ecole de
Francfort, sera en même temps le point de départ et de référence d’une analyse
différentielle nous permettant de cerner l’identité propre de la Théorie
critique. Ainsi, à travers l’étude des différentes figures que prend le rapport
marxien entre individualité et travail chez les différents théoriciens de
l’Ecole de Francfort, ce sera également l’identité propre de la démarche
philosophique de cette Ecole qui se verra questionnée. En effet, si la négation
de l’identité est bien le fondement premier de la Théorie critique, l’impératif
de réactivation du singulier sur lequel elle débouche trouve à s’exprimer de
diverses manières, parfois hétérogènes, que notre travail tentera de restituer.
Mais ce déchiffrage de la Théorie critique
ne sera fructueux que s’il s’insère dans le contexte d’un problème plus vaste, problème que l’énoncé même de notre
sujet nous impose de considérer. En effet, vouloir rendre compte des
différentes formes que prend le rapport entre individualité et travail,
“ de Marx à la Théorie critique ”, implique manifestement la
reconnaissance a priori d’une certaine unité des différentes œuvres de
Marx entre elles.
Or, précisément, cette unité supposée des
œuvres de Marx a été - et est toujours dans une certaine mesure - l’objet de
discussions fondamentales au sein du marxisme ; à tel point qu’une lecture
véritablement honnête de Marx ne peut la considérer d’emblée comme acquise.
De plus, il n’est sans doute pas fortuit
que Marcuse, qui de tous les auteurs de la Théorie critique est celui qui se
réfère le plus explicitement à Marx, ne développe essentiellement ses propres
thèses qu’à partir des “ textes de jeunesse ” de ce dernier. De fait,
la thématique de l’aliénation, chère à Marcuse comme aux autres théoriciens
critiques de la première génération de l’Ecole de Francfort, est
progressivement abandonnée par Marx après ses Manuscrits de 44. Il nous
faut donc admettre ici, au moins à titre d’hypothèse, la pertinence de la
“ coupure épistémologique ” introduite par Althusser entre les textes
du jeune Marx et ceux dit de la “ maturité ” que sont notamment les Fondements
de la critique de l’économie politique et Le Capital. Reste à
déterminer la valeur à accorder aux réapparitions, dans ces derniers écrits, de
la thématique de l’aliénation et du concept d’homme qui lui est rattaché :
s’agit-il de simples survivances d’un idéalisme de jeunesse avec lequel Marx
n’aurait su rompre totalement, ou bien faut-il voir dans ces réapparitions
l’indice d’une unité authentique de la pensée de Marx , comme le
prétendent Lucien Sève et d’autres marxistes ?
Cette question restera pour nous en
suspens car son traitement nécessiterait que nous sortions du cadre de notre
sujet. Cependant, nous la garderons à l’esprit ; car pour mesurer la
distance qui sépare la Théorie critique de Marx, elle ne peut manquer d’être
déterminante, et même stimulante. En effet, comme nous tenterons de le
démontrer, la centralité de la notion d’individualité dans les développements
de la Théorie critique s’accompagne d’une attitude parfois très ambiguë
vis-à-vis de la tradition idéaliste, pourtant sévèrement jugée. Or, les
explications que nous pourrons fournir au sujet de cette attitude ambiguë
varieront forcément selon que l’on souscrit ou non à l’idée de “ coupure
épistémologique ” : si l’on considère qu’il y a eu deux Marx, dont le
premier aurait été empreint d’un certain idéalisme l’amenant à développer des
visions humanistes au sein desquels le souci de l’individualité est de fait
très présent, alors l’humanisme qui sous-tend la volonté des théoriciens
critiques de réhabiliter le sujet singulier dans un cadre matérialiste pourra
être expliqué à partir du rejet implicite par ces derniers des textes de la
“ maturité ”. Au contraire, si l’on défend l’unité de la pensée de
Marx, la question se posera alors de savoir en quelle mesure l’attitude de la
Théorie critique à l’égard de l’idéalisme est la trace d’une ambiguïté de Marx
lui-même par rapport à l’idéalisme contre lequel il se prononce pourtant de
manière explicite.
Autrement dit, la
question générale qui guidera notre travail est la suivante : peut-on se
préoccuper directement de l’individualité, - qu’il s’agisse d’une individualité
organique renvoyant à la simple existence empirique des individus, ou bien
d’une individualité morale renvoyant à la conscience de soi de sujets
singuliers -, sans tomber dans l’idéalisme, c’est-à-dire dans une conception
qui, dans sa formulation ultime, revient à vider l’individu de toute substance
en l’assimilant à l’Universel ?
Plus précisément, le souci de protéger
l’individualité du sujet contre la totalité sociale ne mène-t-il pas fatalement
à l’ignorance des médiations sociales par lesquelles il se constitue comme tel,
et donc à une nouvelle forme d’idéalisme ?
A cet égard, la valeur qui est reconnue au
travail en tant que pratique sociale, dans la constitution d’individualités
distinctes, est déterminante. Soit le travail est considéré comme fondement de
toutes les médiations sociales, soit il est envisagé lui-même comme une forme
de médiation sociale parmi d’autres et se voit donc attribué une place
spécifique et non exclusive dans l’existence humaine, à côté, par exemple, de
l’interaction langagière, comme c’est notamment le cas chez Habermas.
Si le travail est le mode même de
réalisation de l’essence générique de l’homme, comme le pense le Marx des Manuscrits
de 44, il ne peut alors être question de son abolition ni même de sa
relativisation. Dans cette perspective, une individualité authentiquement libre
ne peut procéder que d’une réorganisation sociale du travail, qui fait que
chacun se voit restituer le produit de son propre travail. En revanche, si le
travail est considéré comme historique dans son essence même, alors postuler le
primat ontologique de l’individualité des sujets n’a rien d’idéaliste. Bien
plus, l’attitude matérialiste commande dès lors d’évaluer la société et son
histoire en fonction de l’épanouissement prochain de l’individualité de tous
les sujets humains. La critique de l’exploitation économique est alors intégrée
à une critique, plus vaste, de la domination, avec pour horizon l’espoir non
pas simplement d’une abolition des classes sociales mais d’une émancipation
généralisée.
On voit bien ici combien la catégorie de
travail est centrale dans l’appréhension de celle d’individualité, et on
comprend donc l’intérêt qu’il y a à ne pas les isoler l’une de l’autre si l’on
veut pouvoir déterminer efficacement la position qui doit être celle du souci
de l’individualité vis-à-vis du matérialisme et de l’idéalisme.
Dans un premier temps,
nous tenterons d’évaluer le rôle et la place de la notion d’individualité dans
la critique marxienne de l’économie politique et de la société marchande.
Dans un second temps, il s’agira d’étudier
la manière dont la Théorie critique, de Marcuse à Horkheimer, réintroduit par sa référence critique à la
psychanalyse la notion d’individualité dans un cadre matérialiste révisé.
Enfin, nous nous intéresserons plus
particulièrement à la Théorie critique émancipée de son cadre eudémoniste,
telle qu’on la trouve dans la Dialectique négative d’Adorno ou dans
“ l’éthique de la discussion ” de Habermas, en interrogeant la
possibilité d’une dissociation radicale de l’individualité et du travail.
1- Critique de
l’individualisme possessif :
Dans
le Manifeste du parti communiste, Marx répond aux accusations
d’anti-individualisme primaire dont il fait l’objet. Et dans sa réponse
apparaît en creux un véritable souci de l’individu : “ Dans la
société communiste, le travail accumulé n’est qu’un moyen d’élargir, d’enrichir
et d’embellir l’existence des travailleurs. […] Dans la société bourgeoise, le
capital est indépendant et personnel, tandis que l’individu qui travaille n’a
ni indépendance ni personnalité. Et c’est l’abolition d’un pareil état de
choses que la bourgeoisie flétrit comme l’abolition de l’individualité et de la
liberté ! Et avec raison. Car il s’agit effectivement d’abolir
l’individualité, l’indépendance, la liberté bourgeoises. ”[1]. C’est donc l’individualité bourgeoise, et non
l’individualité en général, qu’il s’agit d’éradiquer. Bien plus, en sapant les
bases matérielles de l’individualisme possessif, à savoir le détournement et
l’accumulation du travail d’autrui sous la forme de capitaux, il s’agit bien de
réaliser les conditions propices à un épanouissement des capacités personnelles
de chaque travailleur particulier. Aussi, il convient de ne pas confondre
abolition de la liberté bourgeoise (liberté d’accumulation à des fins
d’accumulation) avec abolition de l’individu. En soi, l’individu ne se résume
pas à ce dont il est propriétaire. Ce n’est que du point de vue de la propriété
privée qu’il apparaît ainsi.
Cependant, il ne faut pas réduire la
propriété privée au discours qui l’accompagne, c’est-à-dire aux représentations
que l’on s’en fait. La propriété privée, comme d’ailleurs toutes les autres
formes de propriétés, n’est pas une idéologie qu’il s’agirait de combattre sur
le terrain théorique par une simple interpellation des consciences de soi
individuelles ; elle est au contraire une forme sociale déterminée, c’est-à-dire
enracinée dans l’histoire. Par conséquent, elle a une effectivité qui dépasse
le champ de la conscience de soi des individus. Plus précisément, tant que la
propriété privée est la forme sociale dominante, les individus se résument de
fait à des propriétaires. Dans les Manuscrits de 44, Marx formule une
critique de la réduction des sens au seul sens de l’avoir. Par cette critique,
il montre à quel point la propriété privée influe, non seulement sur la
conscience que chaque individu particulier a de soi-même, mais surtout sur
l’intégrité corporelle : “ La propriété privée nous a rendus
tellement sots et bornés qu’un objet est nôtre uniquement quand nous l’avons,
quand il existe donc pour nous comme capital ou quand il est immédiatement
possédé […]. A la place de tous les sens physiques et intellectuels est donc
apparue la simple aliénation de tous ces sens, le sens de l’avoir ”[2]. Si la diversité des sens se trouve résorbée dans le
sens de l’avoir, c’est bien l’unité
même de notre corps qui se trouve placée sous la tutelle des objets du
monde extérieur. Dans ces conditions, l’individu est, de fait, purement
extérieur à lui-même, c’est-à-dire évanescent.
Le règne de la propriété privée peut donc
être compris comme celui d’une sorte de mutilation de l’homme, par le biais de
laquelle s’effectue une uniformisation des individualités particulières. En ce
sens, l’individualisme possessif n’est- il pas équivalent à la mort de
l’individu conscient de lui-même et autonome ? En effet, la réduction des sens au seul sens de l’avoir nous ôte
toute intériorité tangible. Dès qu’un objet est consommé, il n’existe plus pour
nous. Notre essence se résume donc à nos besoins. Et la satisfaction de nos
besoins passe, sous le règne de la propriété privée, par la création de
nouveaux besoins chez autrui : “ Chacun s’applique à susciter chez
autrui un besoin nouveau pour le contraindre à un nouveau sacrifice, pour le
placer dans une nouvelle dépendance et le pousser à un nouveau mode de jouissance,
donc de ruine économique. ”[3]
Ainsi, en un sens, l’individualisme
bourgeois est un faux individualisme ; car chacun ne tire sa jouissance
que de l’instrumentalisation d’autrui. Or, si l’individu se résume à sa propre
jouissance, cela veut dire qu’il est réductible à autrui, et ne possède donc
aucune intériorité qui permettrait de le distinguer en tant qu’individu
particulier. Pourtant, dans La Sainte Famille, Marx paraît faire de la
mise en avant particulière de l’individualité la caractéristique négative de la
société bourgeoise : “ Dès lors que la liberté de l’industrie et du
commerce abolit l’exclusivisme privilégié et, par suite, supprime la lutte que
se livraient les divers exclusivismes, pour la remplacer par l’homme libéré du
privilège (du privilège qui isole de la collectivité générale, mais tend en
même temps à constituer une petite communauté exclusive), par l’homme qui n’est
même plus lié à son semblable par l’apparence d’un lien universel, et
pour engendrer la lutte universelle opposant l’homme à l’homme, l’individu à
l’individu, toute la société bourgeoise n’est alors que cette
guerre réciproque de tous les individus que seule leur individualité
isole des autres individus. ”[4]. Mais précisément, l’individualité doit être ici
entendue comme la marque d’une fausse liberté, comme la partie émergée d’une
absence d’identité positive de l’individu ; et non comme un ensemble de
particularités acquises par un individu donné et permettant de le distinguer de
façon dynamique de ses semblables. Autrement dit, l’individualité à laquelle
Marx se réfère ici ne permet de distinguer les individus entre eux qu’autant
qu’elle les isole les uns des autres. La dissolution des privilèges est
corrélative de l’émergence de la fausse liberté de la société bourgeoise, dans
laquelle l’individualité ne permet pas de distinguer positivement les individus
mais simplement de les séparer numériquement. Les privilèges dont il est ici
question sont les privilèges de l’Ancien Régime, c’est-à-dire des privilèges
liés au sang, à la descendance. Ils n’ont donc rien à voir avec les avantages
que procurent les positions de monopole auxquelles la société bourgeoise
conduit nécessairement selon Marx. Les monopoles résultent de l’accumulation,
c’est-à-dire d’un mouvement, d’une dynamique. A l’inverse, les privilèges sont,
par définition, statiques. Ils sont acquis une fois pour toutes, hypostasiés
hors du temps. Par conséquent, l’abolition de l’exclusivisme privilégié paraît
engendrer la mise en avant de l’individualité en même temps qu’elle la vide de
toute substance propre. On peut donc supposer que l’individualité relative aux
époques antérieures à celle de la propriété privée était davantage tangible, ou
du moins qu’il existait quelque chose de supérieur à l’individualité dans la
différenciation des individus entre eux. Mais peut-être l’individualité
n’est-elle en soi absolument rien d’autre que la somme des caractéristiques
extérieures et innées de l’individu ?
Dans cette perspective, l’individualité serait à comprendre comme un pur
résidu, c’est-à-dire comme ce qui reste une fois que l’on a retiré à l’individu
les attributs que lui procurent sa position sociale à l’égard des privilèges.
C’est probablement dans cette optique que Marx formule sa thèse :
l’isolement par le privilège laisse place à l’isolement par l’individualité.
C’est pourquoi l’homme libéré de la détermination du privilège n’est pas un
homme libre. Ainsi, il n’y aurait pas d’individualité plus ou moins développée
selon les époques ; l’histoire, en tout cas jusqu’à l’avènement d’une
société communiste, ne serait que la substitution d’un isolement à un autre,
d’une fausse liberté à une autre forme de fausse liberté. Mais la
reconnaissance du caractère superficiel de l’individualité n’équivaut pas à une
dévalorisation de l’individu. Dans son ouvrage intitulé Marxisme et Théorie
de la personnalité, Lucien Sève introduit une distinction entre
individualité et personnalité, distinction qui préserve la spécificité de l’individu
sans pour autant l’idéaliser : l’individualité correspond à
“ l’ensemble des particularités formelles du psychisme d’un
individu ”, tandis que la personnalité s’apparente au “ système total
de l’activité d’un individu donné, système qui se forme et se développe tout au
long de sa vie, et dont l’évolution constitue le contenu essentiel de sa
biographie. ”[5]. Ainsi, l’individualité serait foncièrement statique
et innée, tandis que la personnalité serait vouée à une évolution perpétuelle.
En elle-même, une telle distinction est certainement pertinente. Cependant,
nous privilégierons le terme d’individualité pour rendre compte de la place et
du rôle que Marx reconnaît à l’individu. En effet, la notion de personnalité
paraît à nos yeux évacuer la perspective de différenciation des individus entre
eux. Plus précisément, la personnalité est ce qui définit un individu donné par
rapport à lui-même. Au contraire, les “ particularités formelles du psychisme
d’un individu ” ne peuvent être saisies que par comparaison avec celles
d’un autre individu. Autrement dit, l’individualité d’un individu donné ne peut
pas être cernée par la considération de la “ biographie ” de ce seul
individu. L’individualité renvoie directement à l’espèce, tandis que la
personnalité semble consister en ce qui, dans l’individu, n’appartient qu’à
lui. Cependant, l’individualité n’invalide pas la personnalité. C’est pourquoi
nous conserverons tout au long de notre travail le terme d’individualité, en
précisant à chaque fois que nous serons amenés à l’employer, s’il s’agit de
l’individualité simplement organique, ou bien de l’individualité entendue dans
un sens moral incluant la dimension de la personnalité. Pour ce qui nous
intéresse ici, le règne de la propriété privée n’est pas celui de la négation
de l’individualité organique, mais bien celui de sa valorisation comme unique
critère de différenciation des individus entre eux. Par contre, nous pouvons
dire que l’avènement de la propriété privée correspond à la relativisation du
rôle des personnalités particulières dans les rapports sociaux. C’est
précisément le propre de la bourgeoisie de confondre l’individualité abstraite
du producteur échangiste, qui consiste dans la liberté d’échanger sa propre
marchandise contre n’importe quelle autre marchandise de même valeur, avec la
personnalité authentique qui suppose pour l’individu la possibilité de déployer
librement toutes les potentialités inhérentes à son individualité.
Afin de différencier la propriété privée
de ses propres représentations dans l’esprit et de l’idéologie qui la protège,
nous l’avons assimilée plus haut à une forme sociale déterminée, ce qui ne
constitue pas en soi une définition exacte et suffisante. Dans les Manuscrits
de 44, l’essence de la propriété privée est le travail, tandis que le
capital est sa forme d’existence. Or, à l’origine, le capital est du travail
objectivé, accumulé. La relativisation du rôle social des individualités
morales particulières, qui caractérise le règne de la propriété privée et qui
tend à les rendre interchangeables, est donc bien à comprendre par rapport au
travail. Donc, la première forme du rapport entre individualité morale et
travail semble être celle d’un rapport d’exclusion.
Cependant, l’interchangeabilité,
l’équivalence des individualités morales particulières n’est que théorique.
Plus précisément, tout le monde n’occupe pas la même position dans les rapports
de production, c’est-à-dire à l’égard des forces productives. Ainsi, le rapport
d’exclusion entre individualité et travail ne doit être compris que dans
l’optique humaniste du jeune Marx, c’est-à-dire à un certain niveau
d’abstraction philosophique.
2- Propriété privée et
travail aliéné:
Dans
les Manuscrits de 44, Marx ramène la propriété privée au concept de
travail aliéné. Et pour comprendre l’aliénation du travail, il y a nécessité,
selon Marx, de revenir au rapport direct de l’ouvrier à la production ; ce
que précisément l’économie politique ne fait pas.
Essentiellement, l’aliénation du travail
consiste dans son extériorité par rapport à l’ouvrier : “ L’ouvrier
ne se sent lui-même qu’en dehors du travail et dans le travail il se sent
extérieur à lui-même ”. L’activité de l’ouvrier appartient à un autre,
“ elle est la perte de soi-même ”, c’est-à-dire dépouillement,
dénuement[6]. Et cette “ perte de soi-même ”, en
laquelle consiste essentiellement l’aliénation, est saisissable sous deux aspects :
d’abord dans le rapport de l’ouvrier au produit du travail ; ensuite dans
le rapport de l’ouvrier à son activité elle-même. Mais en fait, selon Marx,
“ l’aliénation de l’objet du travail n’est que le résumé de l’aliénation,
du dépouillement, dans l’activité du travail elle-même. ”[7].
Mais qu’est-ce, précisément, que ce résumé ? En quoi consiste donc l’aliénation de l’objet du
travail ? L’aliénation de l’objet
est sa perte pour l’ouvrier. Mais pour Marx, il ne s’agit pas là d’une simple
spoliation. En effet, c’est justement à mesure même qu’il produit et accroît
donc son pouvoir sur le monde sensible, que l’ouvrier tombe dans le dénuement.
Marx résout ce paradoxe en montrant que, “ si l’activité de l’ouvrier est
pour celui-ci un tourment, elle doit être la jouissance et la joie de vivre
d’un autre. ”[8].
Ainsi, la perte de l’objet n’est pas une pure disparition aux causes
mystérieuses, divines, devant laquelle il faudrait se résigner. L’objet n’est
pas perdu pour tout le monde. Cependant, l’être étranger qui tire profit du
travail de l’ouvrier est, selon Marx, l’homme lui-même. Or, affirmer cela n’est
pas la même chose que de dire que c’est le capitaliste qui exploite le
travailleur. Et Marx a conscience de cela puisqu’il écrit : “ Le
rapport de l’ouvrier au travail engendre le rapport entre le maître du travail
– peu importe qu’on l’appelle capitaliste ou autrement – et le travail. ”[9].
Ainsi, on peut trouver dans les Manuscrits de 44, un véritable souci de
l’individualité organique autant que morale ; ce souci s’exprime dans la
manière dont Marx décrit le travail de l’ouvrier à la fois comme une activité
de “ mortification ”, qui met en péril la subsistance même de l’ouvrier
en tant qu’organisme, et comme activité productrice de “ crétinisme ”
pour l’ouvrier, c’est-à-dire mettant en danger le déploiement de ses
potentialités personnelles[10].
Pourtant, ce souci de l’individualité s’accompagne d’une analyse qui, paradoxalement,
laisse entendre que l’ouvrier serait “ responsable ” de sa propre
aliénation. En fait, il faut comprendre ici que la thématique de l’aliénation
du travail articule le souci de l’individualité au concept général d’homme,
dans une perspective feuerbachienne dont Marx est encore largement tributaire
en 1844.
Comme nous l’avons vu, l’aliénation du
travail se présente sous deux rapports : le rapport de l’ouvrier au
produit, et le rapport de l’ouvrier à son activité. Marx tire de la
considération de ces deux rapports l’idée selon laquelle l’homme est un être
générique, ce qui signifie que l’homme fait de sa propre espèce et de celle de
toute chose son objet. Plus précisément, le caractère générique de l’homme se
manifeste dans le fait qu’il “ se comporte vis-à-vis de lui-même comme
vis-à-vis d’un être universel, donc libre. ” Or, “ l’universalité de
l’homme apparaît en pratique précisément dans l’universalité qui fait de la
nature entière son corps non organique. ”[11]. Par
conséquent, l’aliénation du travail ne consiste pas seulement dans
l’extériorité de l’ouvrier par rapport à lui-même. Le travail est aliéné
également et surtout dans la mesure où il rend l’espèce humaine étrangère à
l’homme. Par le travail, la nature et l’objet viennent se dresser face à
l’ouvrier comme des puissances étrangères, alors même que c’est par le travail
que l’homme fait de la nature dans laquelle il trouve le support sensible de
son travail, la manifestation de sa propre universalité, à tel point qu’il est
dès lors difficile de distinguer dans le monde extérieur ce qui relève
exclusivement du naturel de ce qui procède du seul travail humain. Pour
résoudre ce paradoxe, Marx a recours à ce qu’il appelle
“ l’auto-aliénation de l’homme. ”[12]. En deçà du
rapport entre l’ouvrier et le capitaliste, il y aurait une véritable tendance
de l’espèce humaine à l’auto-aliénation. Et c’est précisément par la
considération de cette tendance qu’il serait possible de rendre compte de la
genèse du phénomène social de la propriété privée. A partir de là, Marx montre
comment le travail aliéné rend étrangère la vie générique et la vie
individuelle, et comment il fait de celle-ci, réduite à l’abstraction et
donc virtuellement niée, le but de la première, également prise sous sa forme
aliénée et donc abstraite. En faisant dériver la propriété privée du concept de
travail aliéné, Marx en vient donc à postuler une forme d’individualité, moins
essentielle, moins fondatrice que celle que l’économie politique traditionnelle
postule en plaçant la propriété privée à l’origine de tout. Mais cette
individualité réprimée par le travail aliéné est beaucoup plus tangible,
réelle, concrète : il s’agit d’une personnalité qui se déploierait
librement, en dehors de toute détermination par le travail aliéné, c’est-à-dire
dans le contexte positif d’une humanité en quelque sorte réconciliée avec
elle-même et avec la nature. Plus précisément, l’individualité virtuelle qui se
dégage de l’analyse de Marx correspond en toute logique à la figure d’un homme
libre, c’est-à-dire d’un homme dont le rapport à la nature et au monde
extérieur en général n’est qu’un rapport à lui-même en tant que sujet d’une
espèce.
Mais du coup, cette individualité de
l’homme libre n’est-elle pas, en dépit de son opposition à l’individualité
abstraite défendue par l’économiste et le moraliste bourgeois, foncièrement
idéaliste, dans le sens où elle reposerait en fait sur une conception de
l’essence humaine comme essence figée, en quelque sorte immanente à chaque
individu particulier, indépendamment de son activité réelle ?
En fait, dans ses Manuscrits de 44,
Marx reprend à son compte le projet que Feuerbach formule dans le contexte
d’une critique de la religion. En effet, il s’agit bien, pour Marx, de rendre
l’homme à lui-même ; la seule différence étant que c’est le travail qui
est cette fois considéré comme le lieu et la cause ultime de la dépossession de
soi. D’une certaine manière, le jeune Marx transpose donc les éléments de la
critique feuerbachienne de la religion dans une critique du travail aliéné.
Pourtant, en 1845, Marx entreprendra de
critiquer la démarche critique de Feuerbach, tout en lui reconnaissant une
supériorité sur les autres démarches des jeunes hégéliens de gauche. Ainsi,
considérons le contenu de la sixième Thèse sur Feuerbach :
“ Feuerbach résorbe l’essence
religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence humaine n’est pas quelque chose
d’abstrait qui réside dans l’individu unique. Dans sa réalité effective, c’est
l’ensemble des rapports sociaux. Feuerbach, qui ne parvient pas jusqu’à la
critique de cette essence effective, est en conséquence obligé : 1- de
faire abstraction du cours de l’histoire et de figer le sentiment religieux en
soi-même, et de supposer un individu humain abstrait – isolé. 2- l’essence ne
peut en conséquence être saisie que comme “ genre ”, comme généralité
intérieure, muette, posant un lien naturel entre la multiplicité des
individus. ”[13]
On peut retourner cette critique de
Feuerbach par Marx contre le Marx des Manuscrits. En effet, si Marx,
dans ses Manuscrits, étend la critique feuerbachienne de la religion à
la sphère du travail, c’est simplement parce qu’il considère que le phénomène
de l’aliénation religieuse est secondaire par rapport à l’aliénation du
travail. Dès lors, il ne remet pas fondamentalement en cause la conception
feuerbachienne de l’essence humaine. Pour Feuerbach, l’essence humaine est le
“ genre ” et les individus empiriques ne sont que des copies
particulières et figées de ce genre. Plus précisément, Feuerbach assimile
l’essence humaine au “ principe générique qui détermine de l’intérieur la
nature de l’individu. ”[14].
Ainsi, Feuerbach reste enfermé dans l’opposition idéaliste entre le sensible et
l’humain, opposition pourtant fondatrice de la religion. En résorbant l’essence
religieuse dans l’essence humaine, il maintient cette dernière au-dessus de la
sensibilité qui, pour sa part, “ n’est appréhendée que dans la forme de
l’objet ou de l’intuition, mais non en tant qu’activité sensiblement
humaine ”[15].
Or, c’est bien là l’essentiel de la critique de Marx : Feuerbach, contre
l’aliénation de l’homme, ne préconise qu’un retour à l’intuition et à la
contemplation, comme si la pure contemplation de l’objet et du monde était
possible. Pour Marx, au contraire, il est manifeste que tout objet se prêtant à
l’intuition est un objet travaillé. Le travail entendu comme “ activité
objective ” correspond à l’intrication pratique de l’objectif et du
subjectif, du sensible et de l’humain. Et c’est en cette intrication que
consiste l’essence humaine. Plus précisément, l’essence humaine est pour Marx
un rapport dynamique, et non un ensemble de déterminations que l’on
retrouverait à l’identique chez tous les individus particuliers. Il est donc
vain de rechercher chez Marx une individualité statique, symptomatique d’une
subjectivité qui serait par définition extérieure aux circonstances de
l’histoire. Comme Marx l’expliquera dans l’Idéologie allemande, les
hommes se produisent eux-mêmes en produisant leur conditions d’existence, ce
qui signifie qu’ils ne sont pas réductibles à un genre dont la nature serait
accessible une fois pour toutes par une simple opération de la pensée.
Pourtant, dans les Manuscrits de 44,
Marx avait déjà manifestement saisi la centralité du travail dans l’existence
humaine et cela ne l’empêchait pas de conserver le langage de Feuerbach. Mais
précisément, le travail considéré dans les Manuscrits n’est pas la
praxis, c’est-à-dire l’activité objective, entrevue par Marx dans ses Thèses
sur Feuerbach. Dans les Manuscrits de 44, Marx avait déjà les
instruments nécessaires à la compréhension de l’essence humaine comme ensemble
des rapports sociaux. Simplement, il n’était pas encore dans la problématique
permettant de les utiliser. Finalement, dans les Manuscrits de 44,
l’individualité que conçoit Marx reste, comme c’est déjà le cas chez Feuerbach,
une donnée immédiate de la vie, un pur support sensible, extérieur en tant que
tel à l’activité productrice et dont seul la position à l’égard des forces
productives semble devoir varier au cours de l’histoire. Plus précisément, l’individualité
à laquelle se réfère le jeune Marx en 1844 est celle d’un individu abstrait.
Or, comme le dit Pierre Macherey dans son commentaire de la seconde thèse,
“ cet individu abstrait est à lui seul, […] un rapport social. […] En
effet, il n’est pas du tout, comme pourrait le considérer un empirisme naïf,
une donnée naturelle première de la vie, mais il est une forme sociale, liée à
un type d’organisation de la société tout à fait spécifique, qui est celui où
les hommes vivent selon les modalités de l’existence individuelle et se
représentent à eux-mêmes comme étant avant toute chose des individus dont les
droits sont primordiaux, ce qui n’est certainement pas le propre de toute
société en général. ” Ainsi, jusqu’aux Thèses sur Feuerbach et à L’Idéologie
allemande, Marx semble être resté prisonnier des illusions que les membres
de la société bourgeoise entretiennent à l’égard d’eux-mêmes. Plus précisément,
Marx est resté tributaire d’une conception de l’individu comme individu
abstrait, c’est-à-dire comme fondamentalement extérieur aux phénomènes
d’aliénation que sont la religion et le travail : “ De même que, dans
la religion, l’activité propre de l’imagination humaine, du cerveau humain et
du cœur humain, agit sur l’individu indépendamment de lui, c’est-à-dire
comme une activité étrangère, divine ou diabolique, de même l’activité de
l’ouvrier n’est pas son activité propre. ”[16]. Dans cette
phrase, la parenté avec l’auteur de L’Essence du christianisme est
explicite. Si l’activité propre de l’ouvrier agit sur l’ouvrier indépendamment
de lui en tant qu’individu, alors l’individu ouvrier est bien, comme l’individu
feuerbachien victime de l’illusion religieuse, une donnée première, abstraite,
qui ne reçoit son essence que de l’extérieur au lieu d’y participer activement
par sa praxis à laquelle il se consacre.
Il y a donc bien une coupure dans les
œuvres de Marx, coupure qui se cristallise autour de la thématique de
l’aliénation. Et il semble que la prise en compte de cette coupure soit
déterminante pour cerner la place et la valeur de l’individualité chez Marx,
dans la mesure où, comme nous l’avons montré jusqu’ici, la thématique de
l’aliénation est porteuse d’une certaine vision de l’essence humaine, vision de
laquelle les notions d’individu et d’individualité sont entièrement
tributaires.
Tout l’enjeu semble être désormais
d’évaluer la teneur de ce que Althusser appelle la “ coupure
épistémologique ” entre les œuvres de Marx dites “ de jeunesse ”
et les œuvres “ de la maturité ” dont la plus importante est sans
aucun doute Le Capital.
La thématique de l’aliénation et la vision
abstraite de l’individu qui y est rattachée sont-elles absolument absentes dans
les œuvres de la maturité ? Ou bien
doit-on considérer qu’elles en constituent toujours la toile de fond
philosophique, devenue simplement moins apparente ?
Ce qui est certain, c’est que la notion de
travail aliéné, centrale dans les Manuscrits de 44, a progressivement
laissé place au concept plus économique de “ l’exploitation ”. Et il
semble que ce concept porte en lui les éléments d’une conception de
l’individualité moins idéaliste que celle que nous avons fait apparaître à
partir de la critique du “ travail aliéné ”. En effet, comme nous
allons le voir, l’exploitation, à la différence de l’aliénation, renvoie plus
directement au travailleur qu’au travail. Ainsi, ce serait paradoxalement au
moment où il rompt avec la perspective humaniste de Feuerbach que Marx
parviendrait à développer une vision non-idéaliste de l’individu
Le
fait que Marx se soit progressivement émancipé de son humanisme de jeunesse ne
signifie pas qu’il ait renoncé pour autant à toute définition de l’homme.
Ainsi, dans son Introduction de 1857 aux Fondements de la critique de
l’économie politique, il définit l’homme comme “ un zôon politikon,
non seulement un animal social, mais un animal qui ne peut s’individualiser
que dans la société. ”[17]
Mais en donnant une telle définition de l’homme, Marx se distingue cette fois
explicitement de toute conception de l’individu comme individu isolé et
immanent à la nature : “ Plus nous remontons dans l’histoire, plus
l’individu, et l’individu productif, dépend et fait partie d’un ensemble plus
vaste, […]. Ce n’est qu’au XVIII siècle, dans la “ société
bourgeoise ”, que les divers liens sociaux apparaissent à l’individu […],
comme une nécessité extérieure. Pourtant, l’époque qui crée cette conception de
l’individu isolé est justement celle où les rapports sociaux […] ont atteint
leur plus grand développement. ”[18] L’individu,
pour Marx, est donc un produit de l’histoire. Et l’histoire renvoie d’emblée à
la société, c’est-à-dire à la communauté des producteurs qui, par leur activité
productrice, modifient leur environnement naturel et développent leurs forces
productives. Ainsi, il est nécessaire, si l’on veut cerner le processus
d’individualisation de l’homme, de rendre compte de la dynamique historique de
la société.
Dans L’idéologie allemande, œuvre
communément considérée comme “ intermédiaire ” entre les œuvres de
jeunesse et celles de la maturité, Marx a déjà conscience de cette nécessité.
Pour rendre compte de la dynamique sociale, il part de présupposés empiriques,
c’est-à-dire des “ individus, de leur action et de leurs conditions
d’existence matérielles, celles trouvées toutes prêtes et celles créées par
leur propre activité. ”[19].
Selon Marx, l’homme se différencie de l’animal par le fait empiriquement
repérable qu’il produit lui-même ses moyens de production. Or, cette capacité à
produire ses propres moyens de production en implique une autre : celle de
pouvoir anticiper ses besoins et donc, de sortir de la pure immédiateté pour se
projeter dans l’avenir. C’est cette capacité à anticiper le besoin, ainsi que
le produit qui permettra de le satisfaire, qui fonde originellement la division
du travail. Et la forme première de cette division est par conséquent division
entre travail intellectuel (tâches de conception) et travail matériel
(exécution). Cette organisation sociale du travail suppose donc que chaque
individu particulier s’adonne à une activité particulière, déterminée, qui va
l’amener à développer des capacités particulières et le faire entrer dans des
rapports déterminés vis-à-vis de ses semblables. Dans ces conditions, l’individu
particulier ne peut pas être envisagé comme réductible à un simple spécimen
interchangeable. Déjà, abstraitement, par le fait qu’il anticipe, l’homme
produit un objet avec lequel il entre dans un certain rapport, et vis-à-vis
duquel les autres hommes entrent eux-mêmes dans un certain rapport. Ce qui fait
qu’au bout du compte, par la médiation de l’objet produit, les hommes entrent
dans un rapport déterminé les uns vis-à-vis des autres, c’est-à-dire qu’ils
prennent conscience d’eux-mêmes en tant qu’individus spécifiques. Donc, si
l’individu isolé n’est qu’une abstraction idéologique dont la société
bourgeoise constitue le contexte matériel d’élaboration, il serait faux d’en
déduire que tous les individus sont immédiatement, par nature, identiques entre
eux. Si l’homme ne peut “ s’individualiser que dans la société ”,
cela tient au fait que, “ lorsque nous parlons de production, il s’agit
[…] toujours d’une production à un niveau de développement déterminé de la
société, d’une production d’individus vivant en société. ”[20].
Autrement dit, l’homme ne s’individualise qu’autant qu’il produit ; en
même temps, la production est le fondement de la vie sociale de l’homme,
l’activité par laquelle l’homme est d’emblée un être social.
Plus précisément, ce que sont les
individus “ coïncide avec leur production, avec ce qu’ils produisent aussi
bien qu’avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend
ainsi des conditions matérielles de leur production. ”[21]. Par
conséquent, il semble qu’il y ait coïncidence entre individu et travail. Mais
cette coïncidence n’a rien de naturel. En effet, comme nous l’avons laissé
entendre plus haut, la production suppose un commerce, c’est-à-dire un marché,
qui implique à son tour une division du travail. Or, dans le cadre de cette
division du travail, les individus se trouvent positionnés les uns à l’égard
des autres indépendamment de leurs volontés particulières. Certes, la place
qu’un individu donné occupe dans le procès de production est logiquement
déterminée par ses capacités personnelles. Mais en même temps, le fait qu’il
reste cantonné à une certaine activité l’empêche de développer toutes ses
potentialités. Ainsi, la production divisée détermine ce que doivent être les
individus particuliers. Plus précisément, les individus ne coïncident avec leur
production que dans la mesure où cette production leur impose ses lois propres
et les limite ainsi dans leur développement. Par conséquent, il faut comprendre
que la nécessité et la forme de la division du travail ne sont pas
indépendantes de la production elle-même. Au contraire, la nécessité de la
division du travail étant inhérente à la production, c’est la production qui en
détermine la forme : “ Le degré de développement de la division du
travail montre avec toute évidence le stade de développement des forces
productives d'une nation. ”[22].
Cependant, nous n’avons pas encore
expliqué ce qui fonde le développement des forces productives. En effet,
distinguer l’homme de l’animal par le fait que les hommes particuliers
produisent eux-mêmes leurs moyens de production n’explique pas que ces moyens
de production se développent de fait. Si les besoins des hommes étaient
clairement et définitivement délimités une fois pour toutes, les moyens de
production seraient simplement recréés à l’identique chaque fois que ces
besoins, pour la satisfaction desquels ils ont été élaborés, se font de nouveau
sentir. Mais précisément, tel n’est pas le cas : en effet, “ la
satisfaction du premier besoin lui-même, le geste de le satisfaire et
l’instrument acquis à cette fin conduisent à de nouveaux besoins – et c’est la
production de nouveaux besoins qui est le premier acte historique. ”[23].
Ainsi, il faut comprendre que la production matérielle engendre de nouveaux
besoins alors même qu’elle vise à satisfaire des besoins déterminés. Par
ailleurs, cette dynamique de création de nouveaux besoins, inhérente à l’acte
de production lui-même, se conjugue avec l’accroissement de la population qui
procède de l’acte naturel de reproduction.
2- Formes historiques de la
propriété/ essence historique de l’individualité :
Comme
nous venons de le montrer en partant de la comparaison entre l’homme et
l’animal, le fait que l’homme ne puisse s’individualiser que dans la société
tient à ce que la production est la cause et l’essence de la vie en société. La
production implique la division du travail, et cette division du travail est au
fondement de tous les rapports sociaux, précisément dans la mesure où c’est par
elle que se singularisent les individus. En effet, si les hommes particuliers
n’étaient, comme de simples animaux, que les représentants interchangeables
d’un hypothétique “ genre ”, alors leurs rapports ne seraient pas à
proprement parler des rapports sociaux, mais plutôt des rapports génériques.
Ainsi, les forces productives (production proprement dite) déterminent les
rapports de production (rapports sociaux élémentaires), de telle sorte qu’à
chaque stade de développement des forces productives correspond un certain type
de rapports sociaux, c’est-à-dire de rapports entre individus spécifiques,
singuliers. Tout le problème est désormais de déterminer la teneur et les
limites de la singularité individuelle. S’il n’y a pas d’individualisation sans
division du travail, il faut remarquer que la division sociale du travail
engendre une dépendance généralisée des individus particuliers les uns à
l’égard des autres. Dans une telle perspective, la spécificité de chaque
individu, sa singularité, est forcément
relative à sa position dans le système global de production. Or, la division du
travail est avant tout répartition inégale du travail entre les membres
d’une collectivité donnée. Avec la division du travail, “ il devient
possible, voire réel que l’activité spirituelle et l’activité matérielle, que
la jouissance et le travail, que la production et la consommation reviennent à
des individus distincts. ”[24].
En fait, il faut comprendre ici que cette inégalité immanente à toute division
du travail est ce sur quoi se fonde la propriété, de telle sorte que “ les
divers stades de développement de la division du travail sont autant de formes
diverses de la propriété ; autrement dit chaque étape de la division du
travail détermine aussi les rapports des individus entre eux quant aux
matériaux, aux instruments et aux produits du travail. ”[25].
Ainsi, cerner la singularité d’individus donnés ne peut se faire qu’à condition
de ne pas isoler la division du travail des formes historiques qu’elle confère
à la propriété. La division du travail n’étant pas figée hors du temps, mais
bien relative au degré de développement atteint par les forces productives, le
processus d’individualisation ne doit être compris que comme un processus
infini, perpétuel. Plus précisément, si on entend par individualité la
personnalité singulière d’un individu, il ne semble y avoir
d’individualité qu’historique. L’essence de l’individualité est foncièrement
changeante et ce n’est que par l’étude des différentes formes historiques de la
propriété que l’on peut la circonscrire. Quelles sont les formes de la
propriété ? La première forme de la
propriété est la propriété tribale, qui repose sur une simple extension de la
division naturelle du travail dans la famille à l’ensemble de la tribu et
correspond à un stade de production peu développé (chasse, pêche, agriculture).
Pour Marx, la famille est donc le berceau de la propriété. Le rapport de
l’homme à l’égard de sa femme et de ses enfants constituent le modèle
rudimentaire du rapport de propriété. La deuxième forme de propriété est celle
de la propriété communale, qui résulte de la réunion de plusieurs tribus en une
seule ville. C’est à ce stade de l’histoire que la propriété privée commence à
se développer. Mais elle est alors considérée comme anormale. De fait,
“ ce n’est qu’au sein de leur communauté que les citoyens exercent leur
pouvoir sur les travailleurs- esclaves. ”[26]. En effet,
le principe d’organisation sociale est celui de l’association (par opposition à
l’agrégation, simple addition d’individus autonome), c’est-à-dire que les
citoyens ne tiennent leur statut de citoyen que de leur appartenance à la
communauté. C’est la communauté qui détermine directement l’individu et ses
rapports aux autres. Cependant, le développement de la propriété privée,
essentiellement immobilière, entraîne la désagrégation progressive du corps
social fondé sur la propriété communale. C’est alors qu’apparaît la forme
féodale de la propriété, qui se développe à l'inverse de la propriété communale
à partir de la campagne : “ Tout comme la propriété tribale et
communale, la propriété féodale repose sur une communauté, sauf que ce ne sont
plus les esclaves, comme dans l’Antiquité, mais les petits paysans asservis qui
en forment la classe directement productrice. ”[27]. Dans les
campagnes, la forme d’organisation sociale est donc celle de la propriété
foncière avec une division entre les seigneurs et les serfs qui travaillent sur
les terres. Dans les villes se développe parallèlement la propriété corporative
avec une division entre les maîtres et les compagnons. Mais ces divisions
n’appellent pas des rapports aussi tranchés que ne le sont ceux de l’opposition
entre bourgeoisie et prolétariat. Pour prendre conscience de cela, il est
nécessaire d’étudier en détails les implications et les conséquences de
l’opposition entre les villes et les campagnes, opposition qui se développe
avec la propriété féodale. Selon Marx, en effet, cette opposition “ est
l’expression la plus frappante de la subordination de l’individu à la division
du travail, à une activité déterminée qui lui est imposée ; cette
subordination fait de l’un un animal des villes, de l’autre un animal des
campagnes, tous deux également bornés, et elle renouvelle chaque jour
l’opposition entre les intérêts de l’un et les intérêts de l’autre. ”[28].
Pourtant, dans ses premières formes, cette subordination radicale de l’individu
à la division du travail n’est pas immédiatement corrélative des rapports
ouvertement égoïstes que l’on trouve, au terme de son développement, dans la
société capitaliste. Dans l’ordre corporatif, “ un noble reste toujours un
noble, un roturier reste toujours un roturier (…), c’est une qualité
inséparable de son individualité. ”[29]. Et
précisément, cette importance de l’individualité contribue à fonder les
rapports sociaux sur des “ valeurs ” comme l’honneur et la fidélité,
valeurs qui ont pour effet de tempérer ces mêmes rapports en masquant les
divergences d’intérêt. De même, les rapports entre seigneurs et serfs sont
médiatisés par certains sentiments que nous pourrions qualifier de
“ chevaleresques ”. La position du seigneur propriétaire foncier
vis-à-vis des serfs est “ directement politique et elle a également un
côté intime. Les mœurs, le caractère, etc., changent d’un domaine à l’autre et
semblent ne faire qu’un avec la terre, tandis que, plus tard, ce n’est plus son
caractère ou son individualité qui lie l’homme avec la terre, mais seulement sa
bourse. ”[30].
Ainsi, il semble qu’à la campagne comme à la ville, le règne de la propriété
féodale soit indissociable d’un romantisme d’essence incontestablement
individualiste, mais ayant pour effet de tempérer l’égoïsme latent des rapports
de production par la mise en avant de valeurs patriarcales d’allégeance et de
sacrifice de soi à la communauté. A l’époque médiévale, la personnalité joue
donc un rôle déterminant à l’égard de la production.
Mais précisément, cela tient au fait que
la division du travail au sein des villes et au sein des campagnes reste
encore, à cette époque, très rudimentaire. Dans les villes, “ chaque
travailleur devait être versé dans tout un ensemble de travaux, […]. C’est pour
cela que tout artisan du Moyen Age se consacrait entièrement à son travail, lui
était sentimentalement asservi, et lui était subordonné bien plus que le
travailleur moderne à qui son travail est indifférent. ”[31].
Ainsi, la division du travail au Moyen Age était essentiellement division entre
travail citadin et travail rural. Par conséquent, la subordination de
l’individu à la division du travail était déjà totale, mais cette division
étant avant tout spatiale, les individus n’avaient pas les moyens de prendre
conscience de leur subordination et vivaient en conséquence réellement leur
activité productrice comme quelque chose d’immanent à leur individualité. Bien
entendu, et c’est là l’essentiel de la leçon de L’Idéologie allemande,
ce n’est pas parce que les hommes s’imaginent être libres, autonomes, qu’ils le
sont effectivement dans la réalité. Ceci dit, le mensonge idéologique a, par
définition, une certaine influence sur la réalité. Plus précisément, comme nous
aurons l’occasion de le voir plus loin, avec notamment Horkheimer, il n’est pas
évident que la conscience des hommes soit un pur reflet passif des rapports de
production. Mais en tous cas, si la personnalité, l’individualité morale, joue
un rôle prépondérant dans les rapports de production caractéristiques de
l’époque médiévale, le contenu d’une telle individualité est purement
idéologique. L’individualité noble n’est mise en avant que dans l’optique de
dissimuler l’égoïsme bien réel qui fonde l’ordre établi. Déjà dans les Manuscrits,
Marx affirme, dans son langage humaniste d’alors : “ il est
nécessaire que ce qui est la racine de la propriété foncière, la cupidité
sordide, apparaisse également sous sa forme cynique. ”[32]. De même,
dans L’Idéologie allemande, Marx fait apparaître les intérêts qui
fondent les relations patriarcales : “ Dans chaque métier, les
compagnons et les apprentis étaient organisés selon la manière qui répondait le
mieux à l’intérêt des maîtres ; […] la relation patriarcale établie entre
eux-mêmes et leurs maîtres conféraient à ceux-ci un double pouvoir : il
exerçaient une influence directe sur toute la vie des compagnons ; puis,
pour les compagnons, travailler chez le même maître nouait un véritable lien
qui les unissait face aux compagnons des autres maîtres, dont ils se trouvaient
ainsi séparés. ”[33].
Ainsi, les liens sentimentaux apparaissent comme un bon moyen de détourner
l’attention des travailleurs de l’exploitation dont il font l’objet, afin de
fidéliser leur travail et d’empêcher leur union contre les maîtres.
“ Diviser pour mieux régner ”, tel semble être déjà le principe qui
sous-tend le règne de la propriété féodale. Du point de vue de l’idéologie, la
seule différence entre ce type de propriété et la propriété privée de la
société bourgeoise semble consister dans le fait que ce principe n’est pas
encore ouvertement prôné comme une valeur à part entière.
Mais au niveau pratique, l’opposition de
l’époque féodale entre la ville et la campagne procède donc, comme nous l’avons
vu, de la séparation entre travail industriel et commercial d’un côté, et
travail agricole de l’autre ; et cette séparation peut être également
comprise, selon Marx, comme celle du capital et de la propriété foncière :
“ le capital commence à exister et à se développer indépendamment de la
propriété foncière ; une propriété naît, qui se fonde uniquement sur le
travail et l’échange. ”[34].
Cependant, ce capital des villes moyenâgeuses n’est pas le capital moderne
évaluable en argent. Il s’agit seulement, à l’origine, d’un capital
“ naturel ” consistant essentiellement en “ habitation, outils
et clientèle naturelle héréditaire. ”[35]. Aussi,
c’est “ un capital en rapport immédiat avec le travail déterminé de son
possesseur ” et il en est “ inséparable. ”[36]. Par
conséquent, l’ordre corporatif de l’époque féodale repose sur une certaine adéquation
entre le travail et l’individualité de son possesseur. Mais l’individualité
n’est jamais celle d’un individu libre, auto-positionné dans ses rapports aux
autres. Les rapports de la production féodale sont essentiellement des rapports
de domination politique d’une communauté sur une autre: les serfs évadés
de leurs campagnes qui arrivent dans les villes pour trouver du travail y
trouvent avant tout une communauté organisée à laquelle ils doivent se
soumettre dans leur intérêt propre et de laquelle ils reçoivent leur situation
(travailleurs journaliers ou travailleurs incorporés). C’est donc toujours la
communauté qui détermine, dans un rapport unilatéral, le contenu de
l’individualité de chaque individu particulier. Par la suite, un nouveau
phénomène de division du travail apparaît : la séparation du travail
industriel et commercial. Avec la constitution d’une classe de marchands, le
commerce se généralise entre les villes, et au-delà de l’environnement immédiat
de chaque ville particulière. Par le commerce, les inventions techniques, les
outils de travail sont mis en circulation. L’apparition dans une ville donnée
d’un nouvel outil génère une spécialisation de la production de cette ville.
Dès lors, chaque ville finit par se consacrer à une branche précise de
production. Et cette spécialisation engendre de nouveaux rapports de
production, entre les villes devenues interdépendantes, mais aussi au sein des
villes, avec l’apparition de “ manufactures ”. Or, la manufacture,
qui n’est, à l’origine, qu’un regroupement organisé de métiers spécifiques, se
complexifie jusqu’à se transformer en usine, sous la pression de la
généralisation des échanges au niveau mondial. L’usine, selon Marx, se
caractérise par la présence de machines qui objectivent le rassemblement
physique des ouvriers sur un lieu commun. Mais l’introduction du machinisme
trouve son origine dans les mutations mêmes de la manufacture. Dans Le
Capital, Marx résume ces mutations dans les termes suivants : “ A
l’origine, la manufacture (…) se présentait comme une combinaison de métiers
indépendants. Elle devient peu à peu une division de la production (…) en ses
divers procédés spéciaux dont chacun se cristallise comme besogne particulière
d’un travailleur et dont l’ensemble est exécuté par la réunion de ces
travailleurs parcellaires. ”[37].
Avec l’organisation manufacturière de la production apparaît donc un nouveau
type de travailleur, le travailleur parcellaire. Ce travailleur peut être
distingué du compagnon d’atelier par le fait qu’il est structurellement borné
par une amputation de ses capacités. Plus précisément, l’esprit borné du
travailleur d’atelier vient du fait que son développement est limité par la
division spatiale du travail entre les villes et les campagnes. A l’opposé, le
travailleur des manufactures est
littéralement formaté par l’activité parcellaire à laquelle il est cantonné.
Certaines de ses fonctions physiques et intellectuelles dépérissent ; il
devient donc une sorte d’être hybride, traversé, transpercé par la division du
travail. On voit donc bien que l’individualité n’a de contenu qu’historique. En
effet, il ne semble pas y avoir de commune mesure entre l’individualité du
travailleur médiéval et celle du travailleur moderne, si ce n’est que toutes
deux ne sont qu’individualités d’individus non- libres, c’est-à-dire sans
personnalités singulières.
3- Individu, classes et
communauté :
Pourtant,
le Marx de L’Idéologie allemande semble reconnaître des degrés de
liberté. Dès lors, la non- liberté des individus ne peut pas avoir les mêmes
modalités d’une époque à l’autre. Plus haut, nous avons dit, reprenant une
formule de Marx lui-même, que chaque étape de la division du travail règle,
entre autres choses, les rapports des individus particuliers à l’égard des
instruments de production. Or, selon Marx, “ la propriété est la
conséquence nécessaire des instruments de production existants. ”[38].
Par conséquent, si nous avons pu mettre en lumière l’essence fondamentalement
historique de l’individualité à partir de l’étude des formes historiques de la
propriété, c’est logiquement en revenant aux instruments de production comme à
ce qui fonde la propriété que nous pourrons le mieux restituer les formes
historiques de l’individualité. Pour Marx, il est nécessaire de distinguer les
instruments de production issus de la civilisation de ceux qui nous sont donnés
par la nature. En effet, le statut de l’individu varie selon que l’individu se
rapporte à l’une ou à l’autre catégorie d’instruments. “ Dans le premier
cas, par rapport à l’instrument de production naturel, les individus sont
subordonnés à la nature ; dans le deuxième cas, à un produit du
travail. ”[39].
Or, à chacun de ces types de subordination correspond une forme globale de
propriété : dans le contexte de la domination immédiate de la nature,
c’est la propriété foncière qui se développe. Par contre, la propriété qui
consiste dans la domination du travail et du capital (travail accumulé) est la
propriété privée. Sous le règne de la propriété foncière, les individus sont
unis par des liens (famille, tribu, sol). Au contraire, les individus de la
propriété privée sont indépendants. Seul l’échange ponctuel les tient ensemble.
Par ailleurs, la domination des instruments de production naturels ne nécessite
pas de division entre les activités corporelles et intellectuelles, ni de
répartition des tâches entre les individus. L’individu est donc intact dans son
intégrité organique. Au contraire, les instruments de production issus de la
civilisation requiert une stricte séparation de l’activité intellectuelle et de
l’activité physique, ainsi qu’une minutieuse division des tâches à accomplir.
Enfin, par rapport aux instruments de production naturels, “ la domination
des propriétaires sur les non- propriétaires peut reposer sur des relations
personnelles, sur une sorte de communauté ” ; tandis que, à l’égard
des instruments de la civilisation, “ elle doit avoir pris une forme
matérialisée par un troisième terme, l’argent. ”[40].
Ainsi, selon le type d’instrument
déterminant dans la production d’une époque, on a affaire à des individualités
différentes. Tant que les instruments naturels dominent la production,
l’individualité la plus répandue est celle de l’individu borné, dépendant des
relations familiales, mais intègre dans ses potentialités. Un tel individu
semble posséder les dispositions nécessaires au développement d’une
individualité libre, singulière. Seules les conditions de son existence font
obstacles à son développement. Par contre, la forme d’individualité qui se
répand avec la suprématie des instruments issus de la civilisation est celle
d’un individu indépendant, autonome, mais pourtant borné. Certes, cet individu
est théoriquement affranchi du joug des relations personnelles de domination,
mais il a perdu, avec son affranchissement, toute possibilité de développer une
personnalité authentique. En effet, si les relations personnelles ont été
rejetées en marge de la sphère de la production, ce n’est que dans la mesure où
la division du travail les a rendu superflues. Comment des relations
personnelles pourraient s’instaurer entre des individus tronqués, constamment enfermés
dans une activité parcellaire, en elle-même insignifiante ?
Ainsi, l’individualité complète,
totalement autonome et éminemment singulière, ne serait qu’un pur fantasme
idéaliste, projeté arbitrairement sur l’histoire à partir du constat d’une
relative autonomie de l’individu soumis à la propriété privée. L’idéalisme
oublie que cette autonomie ne procède que de la transformation des relations
personnelles en forces objectives extérieures aux individus, et non de leur
réappropriation par ces mêmes individus.
Cependant, pour pouvoir affirmer qu’à un
stade donné de l’histoire les individus sont plus asservis ou moins asservis
qu’avant, ne faut-il pas, par- delà l’étude du rapport entre forces productives
et rapports de production, disposer d’un critère a- temporel, d’une certaine
idée de ce que pourrait être une individualité pleine et entière ?
Lorsqu’il affirme qu’avec la généralisation des échanges et la constitution
d’un marché mondial, les individus sont de plus en plus asservis à une
puissance qui leur est étrangère, Marx semble bien disposer d’une conception de
l’individualité qui excède la situation historique qu’il décrit.
Mais précisément, cette conception n’est
pas le résultat d’une rêverie qui aurait vocation à venir s’imprimer dans le
cours des choses. Lorsque Marx place la révolution communiste à l’origine de la
libération de tous les individus pris ensemble et de chaque individu en
particulier[41],
il ne s’agit pas à proprement parler d’une prise de parti dont il s’agirait de
défendre la légitimité a priori, mais d’une prédiction formulée à partir de
l’étude même du mouvement matériel de l’histoire. C’est en tant qu’elle est
dépassement de la société bourgeoise qui proclame le règne de l’individualité
libre en même temps qu’elle asservit les individus concrets, que la société
communiste apparaît comme société d’individus libres.
Cependant, le fait même de parler de la
libération des individus tend à nous faire oublier que l’asservissement des individus n’est jamais
homogène. A chaque stade de l’histoire, le degré de réalisation de la liberté
n’est pas égal d’un individu à l’autre. La division du travail fonde
l’existence de classes sociales antagonistes, de telle sorte qu’à chaque forme
nouvelle de division du travail correspond une nouvelle topologie de la
société, c’est-à-dire une nouvelle répartition des individus concrets vis-à-vis
des instruments de production. Dans le contexte de la grande industrie et de la
propriété privée, les individus isolés ne forment une classe que dans la mesure
où ils ont un combat à mener contre une autre classe. L’appartenance à la
classe n’a pas, en quelque sorte, de principe interne. La classe tire son unité
de l’extérieur. Elle est plus une agrégation d’individus qu’une association
d’individus. La classe se détache à son tour des individus qui la composent, de
sorte que ces derniers trouvent leurs conditions de vie créées d’avance.
L’individu est donc entièrement subordonné à sa classe, qu’il le veuille ou
non, qu’il le reconnaisse ou non. Dès lors, les relations personnelles qui, par
la division du travail, sont transformées en forces objectives, ne sont pas les
relations des individus en général, mais bien les relations d’individus
entièrement déterminés par la classe. Les relations personnelles ne sont donc
pas simplement rejetées en marge de l’activité productrice, comme nous l’avions
dit plus haut, mais bien plutôt contaminées par elle. Par conséquent, les
relations personnelles de domination entre individus de classes antagonistes ne
sont donc pas réellement abolies, mais généralisée dans leur hypocrisie à
l’ensemble de la société, c’est-à-dire également entre individus d’une même
classe. Pour parvenir à supprimer cette transformation- généralisation des
relations personnelles “ il faut que les individus contrôlent de nouveau
ces forces objectives et suppriment la division du travail. ”[42].
En affirmant cela, Marx paraît sous-entendre que les forces objectives ont déjà
été contrôlées par les individus. Or, toujours selon Marx, le contrôle des
forces objectives et la suppression de la division du travail par les individus
est “ impossible sans le libre et total développement de l’individu,
résultat de la communauté. ”[43].
Cela semble à première vue parfaitement paradoxal. En effet, nous avons montré
que toute communauté est, dans le contexte de la propriété et de la division du
travail, parfaitement illusoire, hypocrite. Il est donc difficile de miser sur
la communauté pour l’abolition de la division du travail. La communauté ne peut
pas logiquement être à la fois conséquence et cause de l’abolition du travail,
à moins de postuler l’existence de deux formes différentes de communauté. Et
c’est précisément ce que fait Marx. Selon lui, les communautés qui ont existé ou
qui existent aujourd’hui sont des communautés illusoires, dans la mesure où
elles regroupent les individus “ uniquement en qualité d’individus moyens,
uniquement pour autant qu’ils vivaient les conditions d’existence de leur
classe. ”[44].
Plus précisément, la communauté coextensive à la division du travail se
détachait toujours des individus : “ union d’une classe face à une
autre, elle était non seulement une communauté tout à fait illusoire pour la
classe dominée, mais encore une nouvelle chaîne. ”[45].
Pourtant, en présupposant que les
individus ont déjà maîtrisé les forces objectives, Marx ne fait-il pas de la
révolution un simple retour à une communauté en quelque sorte primitive et à
l’individualité libre censée y correspondre ?
Il y a manifestement là une certaine
ambiguïté qui tient peut-être à des résurgences d’humanisme feuerbachien au
cœur même de L’Idéologie allemande, et c’est cette ambiguïté qu’il nous
faut ici tenter de lever. Si L’Idéologie allemande n’a pas totalement
rompu avec l’idéalisme, on y trouve cependant les éléments d’une critique de ce
dernier. Et il se peut que le défaut de Marx en 1845 ait été seulement de ne
pas avoir développé ces éléments jusqu’à leur terme. L’idéalisme, y compris dans
sa version critique, considère l’évolution des individus dans les différentes
classes qui se succèdent historiquement comme le développement du
“ Genre ” ou de l’ “ Homme ” en eux ou par eux. Dès
lors, les différentes classes apparaissent comme des “ spécifications du
terme général, comme des sous- espèces du Genre, comme des phases de
l’évolution de l’Homme. ”[46].
La conséquence de ce mode de pensée est de placer implicitement les différentes
classes sur un même plan, les rendant ainsi équivalentes au mépris de leurs
rôles historiques spécifiques. Dans une telle perspective, il n’est pas
étonnant qu’il soit question d’une hypothétique libération de l’individu en
général puisque la problématique de fond reste nécessairement axée sur un “ retour
à soi ” de l’individu, simple variante du “ retour à soi ” de
l’Homme aliéné chez Feuerbach. Et l’histoire ne peut manquer dès lors
d’apparaître comme une grande épopée libératrice. Marx a pourtant lui-même
conscience de la fausseté de telles représentations. Son effort consiste déjà
dans L’Idéologie allemande, à réinsérer l’individu dans le contexte de
la lutte de classe, fixant ainsi les bases d’une différenciation historique des
classes elles-mêmes. Dans cette perspective, la société bourgeoise cesse d’apparaître
comme plus libre que les sociétés antérieures : “ dans la
représentation, les individus sont sous la domination de la bourgeoisie plus
libres qu’avant, parce que leurs conditions de vie leur apparaissent comme
contingentes ; dans la réalité, ils sont naturellement moins libres parce
qu’ils sont davantage assujettis à une puissance objective. ”[47].
L’histoire n’est donc pas une épopée linéaire vers la liberté. Avec la classe,
produit de la bourgeoisie, une différenciation apparaît progressivement entre
la vie personnelle de l’individu et sa vie en tant que membre d’une classe, en
tant qu’assujetti à une “ branche quelconque du travail. ”[48].
Et cette scission du sujet individuel avec lui-même interdit de le penser
libre. Par contre, en même temps, la société bourgeoise, par la concurrence
universelle qui la caractérise, est la condition de la libération de chaque
individu. Il faut que les forces objectives deviennent universelles,
c’est-à-dire que la dépendance des individus les uns à l’égard des autres et
des différentes nations entre elles soit totale, pour que les individus se les
“ réapproprient ”. Et s’il est possible de parler ici d’une
“ réappropriation ” par les individus en général, c’est parce qu’il
existe une classe qui préfigure déjà, au sein même de l’ordre capitaliste, une
forme d’individualité authentiquement libre, c’est-à-dire indépendante de toute
détermination de classe. Cette classe particulière, dans laquelle s’annule en
quelque sorte toute l’histoire des sociétés fondées sur la division du travail,
est le prolétariat : “ les prolétaires, eux, pour s’affirmer en
tant que personnes, doivent supprimer leur propre condition d’existence
précédente, qui est en même temps celle de toute la société jusqu’à nos jours,
autrement dit supprimer le travail. ”[49]. Ainsi, s’il
n’y a pas d’individualité éternellement libre, au-dessus du mouvement de
l’histoire, il y a cependant, à un stade déterminé de l’histoire elle-même, les
conditions de réalisation pratique d’une telle individualité ; et ces
conditions sont immanentes à la situation de dépouillement extrême du
prolétariat. Par conséquent, l’individualité libre, la personnalité
authentique, est le produit de l’histoire, et non son moteur comme les idéalistes
le laissent entendre. De plus, le critère de cette individualité est son
indépendance absolue à l’égard du travail. La division du travail étant
immanente au procès de production, la suppression de la division sociale du
travail est suppression du travail lui-même.
Cependant, le fait de différencier la
communauté des prolétaires révolutionnaires des communautés antérieures,
reposant sur la division du travail, n’explique pas par lui-même la
possibilité, au sein même de la communauté illusoire de la société de classe,
d’une communauté “ qui place les conditions du libre développement des
individus et de leur mouvement sous son contrôle. ”[50]. Finalement,
on peut se demander si la communauté des prolétaires révolutionnaires n’est pas
simplement le produit d’un nouveau rapport à la communauté de la société de
classe. Plus précisément, on peut se demander si la communauté révolutionnaire
n’est pas une simple particularité de la communauté de classe, c’est-à-dire une
réalité négative, sans essence propre. Mais peut-on postuler que les
caractéristiques de l’individu dans la société post- révolutionnaire ne
procéderont que d’un simple changement de rapport à la communauté, immanent à
la ré- appropriation collective des moyens de production ? N’y a-t-il pas une différence qualitative
entre la communauté dans la société de classe et la communauté communiste,
différence dont la saisie en pensée aurait vocation à influer de façon
volontariste sur la praxis actuelle ?
Admettre cela aurait pour effet de discréditer la vision purement
mécaniste de l’histoire que l’on attribue communément à Marx.
Pour ce dernier, il semble bien que la
communauté des prolétaires révolutionnaires soit un embryon à part entière de
communauté réelle, c’est-à-dire de communauté non- séparée des individus. Et de
la réalisation de cet embryon dépendrait le succès du bouleversement
révolutionnaire lui-même. Bien entendu, l’idée même de cette communauté qui
place le développement des individus au cœur de ses préoccupations, est soumise
au degré de développement des forces productives. Mais sa réalisation effective
ne paraît pas être le résultat nécessaire, automatique, de ce degré atteint.
“ Les circonstances font les hommes tout autant que les hommes font les
circonstances. ”[51].
L’aiguillon de la nécessité ne peut se substituer à la volonté active des
prolétaires révolutionnaires de s’organiser en un parti spécifique préfigurant,
par les rapports qui y règnent, les modes de relations caractéristiques de la
société communiste achevée. Autrement dit, il faut prendre conscience du fait
que les individus qui participent à la communauté des prolétaires
révolutionnaires y participent précisément “ en tant qu’individus ”
et non en tant que membres d’une classe vis-à-vis de laquelle ils ne sont que
des “ individus moyens. ”[52]. Or, cette
possibilité de se dégager de sa condition d’individu moyen dans le cadre même
de la société de classe semble procéder de la capacité de la conscience à
excéder le simple cadre de ses conditions matérielles immédiate. Selon Marx,
“ la conscience peut paraître, parfois, en avance sur les conditions
empiriques contemporaines. ”[53].
En effet, l’intérêt antérieur, qui subsiste à côté de l’intérêt triomphant (en
l’occurrence celui du prolétariat) tout en lui étant subordonné, revendique et
possède de fait une puissance traditionnelle qui prend appui sur l’Etat et le
droit, devenant ainsi autonome face aux individus concrets. Par conséquent,
face à cette puissance traditionnelle qui ne peut être sapée réellement que par
la révolution, la conscience des individus révolutionnaires apparaît forcément
comme en avance sur son temps. Ainsi, si la conscience est déterminée par les
rapports de production, eux-mêmes déterminée par le stade de développement des
forces productives, elle n’en conserve pas moins une certaine autonomie. Et
c’est cette autonomie qui permet de comprendre les contradictions de la société
et, dans une certaine mesure, d’y remédier. Il faut comprendre ici que le
matérialisme historique se distingue tout autant de l’empirisme que de
l’idéalisme. L’empirisme, sous couvert de revenir aux faits, résorbe
entièrement la conscience dans les faits. Dès lors, les faits sont anesthésiés,
hypostasiés hors du temps. Ainsi, l’empirisme échoue finalement dans son projet
de retour aux faits. Les faits sont avant tout des rapports entre choses ;
ils ne peuvent donc être saisis qu’à travers leur dynamique.
Cependant, il ne suffit pas de penser
contre son temps pour se réaliser de fait en tant que personne : la
distinction entre individu en tant que personne et individu en tant que produit
contingent “ n’est pas une distinction entre concepts, c’est un fait
historique ”[54].
Et cette distinction revêt un sens différent d’une époque à une autre. Le
critère de cette différence consiste dans la contradiction entre forces
productives et mode d’échange : “ Aussi longtemps que la
contradiction n’est pas apparue, les conditions dans lesquelles les individus
nouent des relations entre eux sont des conditions inhérentes à leur
individualité. ”[55].
C’est pourquoi on peut évaluer la liberté des individus à une époque donnée,
sans pour autant accréditer la vision idéaliste de l’histoire qui prend la
société bourgeoise comme critère suprême de perfection et de liberté, à l’égard
duquel les stades antérieurs de l’histoire doivent nécessairement apparaître
comme uniformément imparfaits, c’est-à-dire caractérisés par une égale non-liberté
d’un individu trans-historique et donc abstrait.
S’il y a manifestement un souci de
l’individu chez Marx, certains auteurs sont allés jusqu’à rendre compte de la pensée de Marx en termes
ouvertement individualistes. C’est le cas, notamment, de Marcuse qui, dans Raison et Révolution,
défend l’idée d’un “ individualisme communiste ”[56] dont on
trouverait les traces dans les premiers écrits de Marx. Dans une perspective
très différente de celle de Marcuse, Michel Henry entend rendre compte de
l’intégralité de l’œuvre de Marx, par un recours à la “ subjectivité
vivante ” comme principe interprétatif général. Cette entreprise
théorique, qui peut paraître extravagante à certains égards, notamment dans la
mesure où elle conduit son auteur à identifier le prolétariat au Christ, tous
deux étant considérés comme personnes suprêmes, va nous fournir ici de bons
outils pour cerner, par comparaison, les positions de Marcuse, et introduire
ainsi l’étude du rapport spécifique de la Théorie critique à Marx. En effet, il
est à noter que c’est à partir d’un dépassement de l’humanisme du jeune Marx
que Michel Henry assimile la philosophie de ce dernier à une philosophie de
l’individu, tandis que Marcuse, comme nous venons de le dire, trouve
précisément l’origine de “ l’individualisme communiste ” dans les
premiers écrits de Marx.
En fait, Marcuse et Michel Henry n’ont pas
du tout la même conception de l’individu. Et c’est encore l’étude, dans chacune
de ces deux démarches, du type de rapport qui est admis entre individualité et
travail, qui nous permettra le mieux de les distinguer l’une de l’autre.
1- La vie contre la conscience et l’idéologie :
Pour
M. Henry, l’économie se fonde sur la vie des individus. A ce titre, elle ne
saurait, comme le prétend Althusser, constituer la “ structure ” à
laquelle devraient être rapportées, en dernière instance, les différentes
sphères d’activité des individus que sont l’histoire, la société et la culture.
Ainsi, la “ coupure épistémologique ” introduite par Althusser entre
les textes de jeunesse de Marx, textes considérés comme éminemment humanistes
et pour cette raison empreints d’idéalisme, et les textes de la maturité, caractérisés
par un abandon progressif de la philosophie au profit d’une science économique
positive, ne saurait être justifiée. Par contre, Michel Henry substitue à cette
“ coupure épistémologique ” une distinction entre l’humanisme du
jeune Marx et son souci des individus concrets, lequel apparaîtrait précisément
à partir des Thèses sur Feuerbach et de L’Idéologie allemande.
Michel Henry entrevoit donc lui-même une coupure dans les œuvres de Marx, au
même endroit que la coupure postulée par Althusser, mais il ne l’interprète pas
de la même manière : selon lui, la coupure de 1845 est radicale et les écrits
qui en émergent par la suite ne sont que des développements de thèses déjà
contenues dans L’Idéologie allemande et dans les Thèses sur Feuerbach ;
au contraire, pour Althusser, on assiste à partir des œuvres de 1845 à la lente
élaboration d’une science qui ne sera posée comme telle que dans Le Capital.
Ainsi, il n’y a pas, pour Michel Henry, de dégénérescence de la philosophie
dans les œuvres du Marx d’après 1845. Simplement, Marx serait progressivement
passé d’une “ philosophie de la réalité ” à une “ philosophie de
l’économie ”, comme on passe du général au particulier. Dès lors, les
concepts économiques du Capital seraient à étudier dans leur rapport à
la réalité, non de l’Homme, mais des individus concrets, vivants. C’est en tous
cas cette entreprise que Michel Henry cherche constamment à justifier. Selon
lui, les catégories économiques du Capital sont incompréhensibles tant
que l’on s’obstine à les isoler de leur rapport à la subjectivité. Ainsi, il
faut comprendre que le capital se fonde dans la subjectivité des individus au
travail.
Qu’est-ce que le capital ? Dans les Manuscrits de 44, comme nous
l’avons vu plus haut, Marx définit le capital comme du travail accumulé. En
revanche, dans Le Capital, il comprend le capital par opposition aux
choses : “ Au lieu d’être une chose, le capital est un rapport
social entre personnes, lequel rapport s’établit par l’intermédiaire des
choses. ”[57].
Le travail, par ailleurs, est pour Marx le rapport actif entre l’homme et la
nature. Sous sa forme la plus rudimentaire, le travail correspond à la mise en
activité par un homme donné de ses forces corporelles et intellectuelles pour
“ s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa
vie. ”[58].
Ainsi, il semble bien que le capital, qu’il soit conçu comme rapport social ou
comme une quantité de travail accumulé, soit dans un certain rapport avec la
subjectivité individuelle. Cependant, c’est dans l’analyse de l’échange que
l’on comprend en quoi le capital se fonde dans la subjectivité des individus au
travail.
L’homme travaille, c’est-à-dire transforme
la matière, pour satisfaire ses besoins. En transformant la matière, il se
transforme lui-même et se crée de nouveaux besoins plus complexes, qui
nécessitent qu’il collabore avec ses semblables. En effet, il n’a pas toujours
à disposition la matière ou les compétences nécessaires à la satisfaction de
ses besoins. Il doit donc échanger. Ainsi, l’échange repose sur la division du
travail et l’entretient. L’objet produit par le travail en vue de la
satisfaction d’un besoin devient, par l’échange, une marchandise. La marchandise,
en plus de sa valeur d’usage, c’est-à-dire en plus de ses propriétés
particulières qui répondent à un besoin, a également une valeur d’échange par
laquelle elle peut précisément être échangée contre une autre marchandise de
nature différente. La valeur d’échange d’une marchandise correspond au temps de
travail nécessaire pour la produire. Ainsi, le producteur échangiste échange le
temps de travail déterminé contenu dans sa propre marchandise contre une
marchandise de même valeur, c’est-à-dire ayant nécessité le même temps de
travail pour être produite. Tout échange se fonde donc sur la mesure du temps
de travail nécessaire à une production déterminée.
Mais comment peut-on mesurer le
travail ? C’est là la question
fondamentale que pose Michel Henry. Ce dernier, en effet, récuse que nous
puissions rendre compte du travail exclusivement en termes quantitatifs, ce qui
est pourtant l’objectif de toute science économique. Par conséquent, l’économie
ne peut, du point de vue de Michel Henry, être considérée comme la structure de
la réalité. Quelque chose échapperait fondamentalement à l’économie : le
fait que le travail est avant tout un effort singulier, irréductible comme tel
à tout autre effort. Le temps qui sert à mesurer le travail n’est pas le temps
réel, c’est-à-dire vécu par la subjectivité de l’individu au travail, mais
plutôt un temps abstrait, spatialisé : “ Ce qui est mesuré dans un
tel milieu, dans le milieu homogène du temps spatialisé, divisé et quantifié
selon les divisions de l’espace sur lequel il est lui-même mesuré – c’est le
trajet du soleil dans le ciel, celui de l’ombre sur le cadran qui mesure ce
temps -, c’est donc le travail représenté, le double objectif, la copie
irréelle de la praxis. ”[59].
Dès lors, lorsque, pour accroître son profit, le capitaliste cherche à réduire
le temps de travail nécessaire à la production d’une marchandise donnée, ce
n’est qu’un temps abstrait qu’il réduit. Par conséquent, le temps de travail
“ socialement nécessaire ”, temps moyen nécessaire à la production
d’une marchandise à un stade donné du développement des forces productives,
renvoie, du point de vue de Michel Henry, “ à un travail moyen, accompli
par un individu idéal, qui, par définition, ne saurait accomplir aucun
travail. ”[60].
Bien plus, c’est l’accroissement même du capital qui est rendu
incompréhensible, pour Michel Henry, lorsque le travail n’est envisagé que
comme travail quantifié. En effet, une quantité donnée ne peut logiquement
contenir plus qu’elle-même. Il faut donc distinguer entre le capital variable
(qui renvoie à la force de travail, c’est-à-dire à la main-d’oeuvre, donc à des
individus) et le capital constant (instruments de travail et matières
premières). Seul le capital variable peut s’accroître de lui-même, car seul le
travail subjectif, c’est-à-dire renvoyant à l’effort singulier d’un être
singulier, peut contenir plus que lui-même. Le capital n’est pas seulement
accumulation primitive, il est avant tout accumulation de plus-value. Et la
plus-value renvoie à la force de travail. Par conséquent, seule la plus-value
permet d’expliquer l’accroissement en apparence autonome du capital. Qu’est-ce
que la plus-value ? C’est une
somme d’argent que le capitaliste empoche en rémunérant le travailleur à la
valeur de sa force de travail et non à la valeur de son travail. Pour bien
comprendre ce phénomène, considérons un travailleur particulier. Ne pouvant se
vendre lui-même sur le marché, ni vendre son travail matérialisé dans une
marchandise, il souhaite vendre son travail à qui voudra l’utiliser. Mais
alors, le problème se pose de calculer la valeur de ce travail. Puisqu’on
considère que la valeur d’une chose est égale au temps de travail socialement
nécessaire à sa production, alors la valeur du travail est égale au quantum de
travail socialement nécessaire à sa production. Mais on tombe alors dans un
cercle vicieux : le travail est mesuré par le travail. On doit donc, pour
surmonter ce paradoxe, considérer le
travail, source de toute valeur, comme une marchandise. Dès lors, la valeur du
travail équivaut au quantum de travail socialement nécessaire à la production
des marchandises nécessaires à la reproduction du travail. Le travail
est donc désormais considéré comme le produit d’un travail, c’est-à-dire qu’un
travail donné est envisagé comme le produit du travail de ceux qui ont produit
la nourriture, les vêtements, la formation professionnelle, etc. du
travailleur. Mais ce qui est alors rémunéré n’est plus le travail lui-même mais
la force de travail, force organique, physiologique, qui se laisse traiter
comme une marchandise. Ainsi, le travailleur est rémunéré à la valeur des
produits nécessaires à sa reproduction en tant que force de travail, et cette
valeur est toujours très inférieure à la valeur de son travail : les
produits nécessaires à sa reproduction quotidienne sont par exemple produits en
3 heures, alors que l’ouvrier travaille 8 heures dans la journée. La plus-value
est alors la valeur des 5 heures de travail non rémunérées. Mais le capitaliste
cherche à augmenter la plus-value en combinant plusieurs moyens. D’abord, le
capitaliste peut allonger la journée de travail (plus-value absolue) ; il
peut aussi chercher à diminuer la valeur de la force de travail de son ouvrier
par une diminution de la valeur des moyens de reproduction de cette force de
travail. Cette diminution peut s’effectuer, par exemple, par l’importation
d’une main-d’œuvre étrangère moins chère. En outre, le capitaliste peut
augmenter directement la productivité de son ouvrier, par l’introduction d’une
machine. Ces deux derniers moyens produisent ce que Marx appelle la plus-value
relative.
Ainsi, la plus-value permet d’expliquer l’accroissement du capital
précisément parce qu’elle met en rapport le capital avec la force de travail
singulière et non seulement avec le travail immédiatement quantifié dans la
conscience du capitaliste. Selon Marx, seul le travail produit de la valeur.
Cela signifie que seul le capital variable, c’est-à-dire le capital investi
dans la force de travail, accroît le capital total, incluant les instruments de
travail et les matières premières. Ainsi, le capital, qui se définit
précisément par le fait qu’il s’accroît, se fonde en dernier lieu sur la
subjectivité des individus au travail. En lui-même, le capital n’est donc rien
d’autre, pour Michel Henry, qu’une abstraction idéologique ; et le profit
n’est qu’une mystification de la plus-value, mystification qui permet au
capitaliste de croire que son capital s’accroît indépendamment du travail
qualitatif fourni par l’ouvrier : “ Le caractère illusoire du taux de
profit, et cela en dépit de son existence pure et simple sous la forme d’une
fraction mathématique qui peut comme telle toujours être effectuée, se voit
dans le fait que son calcul ne nous apprend strictement rien sur ce qui
s’accomplit réellement à l’intérieur du procès de production de la valeur et ne
peut donc en aucune façon se présenter comme une connaissance. ”[61].
Par conséquent, toute “ science ” économique, c’est-à-dire toute
économie non rapportée à la praxis subjective de l’individu, est elle-même
idéologique, c’est-à-dire ignorante de la réalité vivante.
Mais si le capital pris en lui-même, c’est-à-dire
indépendamment de son fondement subjectif, est une pure abstraction
idéologique, cela paraît signifier également que le capitaliste ne peut pas
avoir, en tant que capitaliste, d’individualité réelle, au sens où l’entend
Michel Henry.
Le capitaliste est le
“ naturé ”, par opposition au prolétaire qui est le
“ naturant ”, c’est-à-dire qu’il est du côté de la pure conscience.
Or, “ loin de pouvoir s’identifier à la réalité de cette subjectivité
immanente qui constitue l’être intérieur de tout ce qui est vivant et fait de
celui-ci chaque fois un individu, la “ conscience ” s’y oppose dans
cette opposition qui est la représentation même, elle la représente de telle
manière que cette opposition laisse nécessairement échapper l’intériorité
vivante de la vie ”[62].
Ainsi, pour Michel Henry, la conscience s’oppose à la vie même. Et la vie est
toujours celle de la subjectivité immanente de l’individu. Mais alors, si toute
la réalité vivante se situe du côté de la praxis subjective, comment expliquer
l’opposition et la soumission du prolétariat comme classe d’individus au
travail, à la classe bourgeoise ?
Comment peut-on même rendre compte de l’existence d’une classe bourgeoise
si toute réalité est déniée aux capitalistes qui la constituent ? En fait, il faut comprendre que la classe
bourgeoise, identifiée par Michel Henry au capital, est une réalité purement
économique, s’opposant à la classe ouvrière qui pour sa part est la réalité
vivante. Il y aurait donc deux ordres de réalité, n’ayant aucune commune
mesure. Dès lors, les individus qui constituent la classe bourgeoise n’ont pas
la même valeur que les individus prolétaires. Il faut cesser de concevoir
l’opposition des deux classes comme celle de deux totalités antagonistes, mais
finalement considérées comme équivalentes dans leur opposition. Selon Michel
Henry, “ la bourgeoisie, la relation de l’individu au capital, est une
relation externe à une réalité idéale et s’oppose radicalement à la relation de
l’ouvrier au prolétariat qui désigne une modalité de sa vie, son
travail. ”[63].
Cette distinction qualitative entre la bourgeoisie et le prolétariat, Michel
Henry la rapporte exclusivement au Capital : “ il convient de
distinguer la bourgeoisie des villes dont L’Idéologie allemande a montré
qu’elle était définie par les caractères d’existence communs à un certain
nombre d’individus et, d’autre part, la bourgeoisie au sens du Capital,
qui se réfère au capital lui-même. ”[64]. En effet,
dans L’Idéologie allemande, Marx rapporte la formation de la classe
bourgeoise comme classe à la réunion progressive de conditions de vie
individuelles devenant, par leur réunion même, les conditions de vie communes
d’une classe. Cependant, la réalité de “ caractères d’existence
communs ” aux individus bourgeois ne paraît pas invalider en soi l’idée
d’une “ relation externe à une réalité idéale. ” En effet, ce sont
des intérêts communs qui poussent, à l’origine, les bourgeois à s’unir. Dans L’Idéologie
allemande, la classe qu’ils forment par la suite repose donc en dernier
lieu sur des intérêts et non sur une “ modalité de la vie ” de
l’individu bourgeois, comme Michel Henry le laisse entendre. De plus, s’il y a
dans L’Idéologie allemande une proximité entre le principe interne de la
classe bourgeoise et celui du prolétariat, il semble que ce ne soit pas dans le
sens d’une relation immanente de l’individu à sa classe. En effet, Marx
identifie entre eux, dans un passage que nous avons déjà cité plus haut, le
principe de constitution de la classe bourgeoise et celui du prolétariat :
“ Les individus isolés forment une classe seulement pour autant qu’ils ont
à mener un combat commun contre une autre classe; pour le reste, ils se
retrouvent ennemis par le jeu de la concurrence. Par ailleurs, la classe
se détache à son tour des individus. ”[65]. Il y aurait
donc, dans L’Idéologie allemande, de quoi fonder la conception
structuraliste de classes s’opposant comme des “ totalités ”
antagonistes. Dans tous les cas, la notion de vie, à laquelle se réfère Michel
Henry pour rejeter cette conception, semble porteuse d’une certaine ambiguïté.
Certes, elle facilite la compréhension de certaines catégories économiques du Capital.
Mais dans le même temps, elle véhicule une sorte d’immanentisme absolu,
difficilement justifiable d’un point de vue philosophique, et qui, comme nous
allons le voir, s’accompagne d’un rejet de la dialectique, pourtant inhérente
au projet scientifique de Marx. En prenant comme principe interprétatif de
l’intégralité de l’œuvre de Marx la notion de vie, rapportée à la subjectivité
immanente de l’individu organique, Michel Henry est conduit à résorber
l’idéologie et la conscience elle-même dans cette subjectivité immanente. Dès
lors, idéologie et conscience sont considérées comme fondamentalement
illusoires et opposées comme telle à la réalité vivante. Plus précisément,
toute teneur ontologique est déniée à ces deux phénomènes ; seul leur
utilité temporaire pour la vie elle-même leur confère une épaisseur par
principe éphémère. “ Les élucubrations du cerveau humain sont, elles
aussi, des sublimations nécessaires du processus matériel de leur vie,
empiriquement constatable et lié à des conditions matérielles. […] Ce n’est pas
la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la
conscience. ”[66].
Ainsi, il y a bien chez Marx une volonté de retour aux individus vivants. Mais
ces individus vivants sont des êtres sociaux, pris dans certains rapports. Or,
en radicalisant la critique marxienne de l’idéologie, Michel Henry est
nécessairement conduit à une vision minimale de l’individu. “ Pour Michel
Henry, le partage ne se fait donc pas entre l’idéologie vraie et l’idéologie
fausse, mais entre la vie et l’idéologie. ”[67]. Dans ce
contexte, il ne reste à l’individu que sa force singulière. Son individualité
propre ne se fonde que dans le travail. Le travail, dans sa réalité subjective,
c’est-à-dire en tant qu’il est effort singulier, est seul constitutif de
l’individualité des hommes. Mais dans sa réalité sociale, c’est-à-dire en tant
qu’il est soumis au capital qu’il crée, le travail est voué à disparaître pour
laisser la place au libre développement des individualités particulières. Le
travail subjectif serait donc ce qui conditionne l’individualité dans son
existence organique ; le travail social serait ce qui en limite le
déploiement. Ainsi, M. Henry assimile la pensée de Marx, en tant qu’elle permet
d’utiliser la catégorie de travail pour articuler la conscience et la vie,
l’idéologie et l’être, à une véritable philosophie de l’individu. Mais
l’individu y est défini comme “ subjectivité immanente ” de la vie,
ce qui le rapproche quelque peu d’un pur flux de sensations. Il reste à
justifier une telle vision, et c’est en tentant de la justifier que nous ferons
apparaître le mieux les implications et les conséquences du rejet de la
dialectique par Michel Henry.
2-Les apories de l’individu monadique ou le double
rejet de la dialectique et du matérialisme :
M.
Henry entend démontrer que l’apparition des individus réels est corrélative,
chez Marx, de la déchéance de l’humanisme : “ Ainsi l’essence
humaine, loin de pouvoir définir la réalité des individus dont elle serait
l’essence, n’est que la représentation de cette réalité dans une philosophie de
la conscience. ”[68].
La conscience étant nécessairement, selon Michel Henry, illusion idéologique,
l’individu de Marx s’opposerait donc à l’homme, comme la réalité à l’irréalité.
Cependant, Michel Henry prend en compte la critique adressée par Marx à
l’individualisme de Stirner, critique qui pourrait en effet servir à invalider
toute tentative d’assimilation de la pensée de Marx à une philosophie de
l’individu. Mais selon Michel Henry, ce que Marx reprocherait à Stirner, ce
serait son hégélianisme qui consisterait “ à transposer purement et
simplement en l’homme le processus d’autocréation de l’universel. ”[69].
Cette analyse du conflit Marx/ Stirner a en soi une certaine pertinence. Le
problème, c’est que M. Henry s’en sert pour dénier à Marx toute prétention
dialectique d’ensemble : avec Marx, “ c’est l’être même de l’individu
qu’il s’agit de défendre contre sa reconstruction dialectique à l’aide de
catégories, reconstruction qui, en tant qu’idéale, ne peut être que la
dissolution de cet individu et de sa vie réelle. ”[70]. Or, le
rejet de la dialectique implique une vision minimale de l’individu :
“ L’individu est ce qui ne peut être séparé de soi ”[71].
En effet, le retour à la subjectivité monadique conçue comme réalité ultime
favorise nécessairement une interprétation non- dialectique de l’histoire,
c’est-à-dire une vision pour laquelle les périodes de crises révolutionnaires
sont la marque d’oppositions tranchées entre des pôles ontologiquement
hétérogènes et qui ne peuvent “ dès lors entrer dans une “ relation
dialectique ” dont ils seraient les membres au même titre. ”[72].
Ainsi, Michel Henry paraît développer, selon l’expression d’Arnaud François,
une interprétation “ nominaliste ” de Marx. Pourtant, c’est bien à un
nominalisme radical que Marx était confronté à travers son opposition à Max
Stirner. Il peut donc sembler étonnant que Michel Henry reprenne à son compte
la critique de l’individualisme stirnérien par Marx. Comme le rappelle Etienne
Balibar, Stirner est un “ nominaliste radical ” pour qui
“ toute “ généralité ”, tout “ concept universel ” est
une fiction forgée par des institutions pour “ dominer ” (en
l’organisant, en la classant, en la simplifiant, voire tout simplement en la
nommant) la seule réalité naturelle, à savoir la multiplicité des individus
dont chacun est “ unique en son genre ”[73]. Or, Michel
Henry, dans son rejet du structuralisme d’Althusser, semble bien développer à
l’égard de la “ totalité ” la même méfiance que celle développée par
Stirner à l’égard de “ toute généralité ”. Bien plus, le souci de
protéger la “ multiplicité des individus ” qui caractérise, selon
Etienne Balibar, la position de Stirner, semble se retrouver à l’identique dans
l’interprétation de Marx par Michel Henry. Il se peut donc que ce soit pour maintenir
la cohérence interne de sa propre interprétation que Michel Henry ait été amené
à résorber la critique que Marx adresse à Stirner dans une hypothétique défense
de l’individu contre la dialectique. En effet, Michel Henry tend à identifier
la dialectique et l’hégélianisme. Dès lors, de son point de vue, Stirner n’est
pas un nominaliste mais bien plutôt un transfuge de la dialectique hégélienne.
Et la critique de Stirner par Marx ne serait qu’une énième occasion pour ce
dernier de régler ses comptes avec l’idéalisme hégélien. Mais le problème d’une
telle vision est qu’elle ignore ostensiblement le fait que L’Idéologie
allemande est avant tout une réponse à L’Unique et sa propriété,
paru en 1844. Or, face à l’objection stirnérienne, que trouve-t-on dans L’Idéologie
allemande ? Manifestement, on
y trouve autre chose qu’un simple abandon de l’idéologie au profit de la
réalité vivante, abandon qui s’accompagnerait d’une stigmatisation de
l’idéologie comme illusion. En effet, Marx et Engels étudient, à travers leur
critique de l’idéologie, les conditions matérielles et sociales de sa genèse.
Or, si l’idéologie n’était qu’illusion, il n’y aurait qu’à s’en débarrasser par
une opération de la pensée, rejoignant en cela la manière dont Stirner croit se
débarrasser de l’Etat. Mais si précisément cela est impossible, c’est bien
parce que l’idéologie participe, comme l’a montré Althusser, à la reproduction
de l’ordre établi, c’est-à-dire des conditions de la production :
“ la reproduction de la force de travail exige non seulement une
reproduction de sa qualification, mais, en même temps, une reproduction de sa
soumission aux règles de l’ordre établi, c’est-à-dire une reproduction de sa
soumission à l’idéologie dominante pour les ouvriers et une reproduction de la
capacité à bien manier l’idéologie dominante pour les agents de l’exploitation
et de la répression ”[74].
La preuve de l’effectivité ontologique de l’idéologie comme force de
reproduction est l’existence, au sein même de la classe bourgeoise, d’une
division du travail entre membres actifs et penseurs. “ La division du
travail, nous l’avons vu, est une des puissances principales de l’histoire.
Elle se rencontre aussi dans la classe dominante sous forme de division entre
le travail matériel et le travail spirituel, si bien que cette classe est en
partie constituée des penseurs de cette classe (c’est-à-dire les idéologues
actifs, les inventeurs de concepts, ceux qui font de l’élaboration de
l’illusion de cette classe sur elle-même leur revenu principal) ”[75].
Ainsi, l’idéologie n’est pas, du point de vue même de Marx, indistinctement
illusion, sinon elle ne pourrait s’insérer dans une division du travail.
L’insertion de l’idéologie dans une division du travail nous invite par
ailleurs à devoir distinguer entre “ les abstractions qui représentent une
connaissance réelle ” et “ celles qui n’ont qu’une fonction de
méconnaissance et de mystification. ”[76]. Ainsi,
l’idéologie n’échapperait pas, à l’inverse de ce que prétend Michel Henry, aux
critères du vrai et du faux. Certes, on peut voir en Stirner un transfuge de
l’idéalisme hégélien, mais il semble
difficile d’en déduire que l’opposition de Marx à Stirner doit forcément se
traduire par un rejet de toute dialectique. Stirner a ceci en commun avec les
jeunes hégéliens que critique Marx qu’il croit, en dépit de sa critique
virulente de Hegel, en la domination des idées, des concepts universels et des
universaux en général sur les hommes. Face à cette fausse domination, Stirner
propose seulement un retour à l’individu, qu’il conçoit de façon idéaliste à
travers l’Unique. Il n’y a donc pas de réelle dialectique chez Stirner. Par
contre, la critique marxienne de l’idéologie est éminemment dialectique. Elle
articule en effet les idées, les représentations, à la praxis et ne peut donc
pas servir de support à un rejet unilatéral et indifférencié de l’idéologie.
Par conséquent, il semble que Michel Henry ait simplement opéré une négation
ambiguë de l’idéologie. Bien plus, il se peut que le reproche formulé par Marx
à l’encontre des jeunes hégéliens en général et de Stirner en particulier
puisse être adressé à Michel Henry lui-même. En effet, Michel Henry
n’accrédite-t-il pas la croyance selon laquelle il suffirait de se débarrasser
en pensée d’une réalité concrète pour s’en débarrasser dans la
réalité ? Certes, Michel Henry ne
se réfère pas à une catégorie telle l’Unique pour contester les
“ totalités ”. En cela, sa démarche ne peut être comparée à celle des
jeunes hégéliens, dont Marx fournit le résumé suivant : “ On commence
par isoler des catégories hégéliennes pures, non falsifiées, telles que
Substance, Conscience de soi, pour les profaner ensuite par des noms plus
séculiers tels que Genre, Unique, Homme, etc. ”[77]. Cependant,
sa référence à la vie et à la subjectivité immanente et monadique de l’individu
n’en est que plus problématique. La réalité ultime, irréductible, que
constituent les individus de Michel Henry, est difficilement repérable
empiriquement. Dans tous les cas, le rejet de la dialectique qui accompagne une
telle conception de la réalité rend difficile l’explicitation du problème de la
“ fin du travail ” annoncée par Marx, notamment dans L’Idéologie
allemande. Dans cet ouvrage comme dans les Manuscrits de 44, le
travail est décrit comme constitutif de l’essence humaine. Par conséquent,
postuler la fin du travail ne peut se faire qu’à condition d’admettre un
mouvement dialectique de l’histoire, dans lequel l’essence même de l’homme
serait prise. Dans cette perspective, le travail ne peut pas être considéré
comme une simple limitation extérieure, de laquelle les individus n’auraient
qu’à se débarrasser pour exister pleinement, c’est-à-dire sans que les
modalités de leur être même en soient par là radicalement modifiées.
Le rejet problématique de la dialectique
marxienne s’accompagne chez M. Henry d’un autre rejet tout autant
problématique : celui du matérialisme. Selon M. Henry, le matérialisme
revient à poser la nature comme créatrice ultime de la valeur. Or, toujours
pour M. Henry, l’intérêt de la philosophie de Marx réside dans le fait qu’elle
montre que seul le travail est créateur de valeur. Or, le travail étant
essentiellement subjectif, postuler l’impossibilité de l’insertion de la force
de travail dans la nature ne revient-il pas à dresser la “ subjectivité
monadique ” de l’individu lui-même contre la nature, au point d’en faire
une pure vue de l’esprit ? De
surcroît, Michel Henry étudie Marx à partir d’une vision du matérialisme que ce
dernier critique dans ses Thèses sur Feuerbach : le matérialisme
ontologique du XVIII° siècle. A partir de là, il n’est pas difficile de
prétendre trouver chez Marx les fondements d’un rejet radical du matérialisme
en général. Cependant, même si l’on admet l’identification que réalise Michel
Henry entre le matérialisme “ ontologique ” et le matérialisme en
général, il peut être opportun de revenir aux textes de jeunesse de Marx, et
notamment à La Sainte Famille. Par un tel retour, on s’aperçoit que le
matérialisme ontologique n’a pas été immédiatement rejeté par Marx. Bien plus,
Marx s’est d’abord appliqué à montrer les liens qui rattachent le matérialisme
ontologique au socialisme et au communisme. Certes, le socialisme et le
communisme en question ne sont pas ceux de Marx lui-même. Dans le Manifeste
du parti communiste, on sait que Marx différenciera sa doctrine
“ scientifique ” des formes “ utopiques ”,
“ conservatrices ” et “ réactionnaires ” du socialisme et
du communisme. Cependant, cela n’enlève en rien l’intérêt qu’il y a à rapporter
l’analyse que fait Marx du matérialisme avant de développer sa propre théorie.
En effet, il semble qu’il y ait chez le jeune Marx les fondements d’une
véritable théorie matérialiste de l’individu pouvant servir d’outil critique
face à l’individu phénoménologique que Michel Henry déduit de Marx. Dans La
Sainte Famille, Marx affirme : “ Si l’homme n’est pas libre au
sens matérialiste, c’est-à-dire s’il est libre, non par la force
négative d’éviter telle ou telle chose, mais par la force positive de
faire valoir sa vraie individualité, il ne faut pas châtier le crime dans
l’individu, mais détruire les foyers antisociaux du crime et donner à chacun
l’espace social nécessaire à la manifestation essentielle de son être. ”[78].
Ainsi entend-il mettre en évidence la relation du matérialisme du XVIII° siècle
avec le socialisme et le communisme : la vraie individualité, c’est-à-dire
l’identité avec soi-même, de même que l’intérêt privé, ne sont pas abandonner
ici au libéralisme. L’intérêt privé, que le matérialisme valorise à travers la
jouissance, doit se confondre avec l’intérêt humain ; et pour cela,
“ il faut organiser le monde empirique de telle façon que l’homme (…) y
fasse l’expérience de sa qualité d’homme. ”[79]. Pour
renforcer cette déduction, Marx s’appuie même sur Bentham et sa critique de
l’intérêt public comme une fiction au nom de laquelle on sacrifie l’intérêt
soi-disant privé de quelques individus[80]. Bien
entendu, La Sainte Famille étant un texte de jeunesse, on ne peut
légitimement s’appuyer que sur lui pour défendre l’idée d’un matérialisme
marxien. Mais on ne peut pas non plus l’ignorer purement et simplement
puisqu’on retrouve dans des textes ultérieurs, notamment les Thèses sur
Feuerbach, la thématique du matérialisme. La question sur laquelle on ne
peut éviter de retomber ici est encore celle du tournant opéré par Marx entre
les textes de jeunesse et les textes de maturité. Comme on le sait, Michel
Henry reconnaît l’existence d’un tel tournant, qu’il situe en 1845, entre
“ l’ontologie de l’universel ” et le souci des “ individus
vivants ”, ontologie du singulier[81]. Mais
précisément, cette interprétation ontologique de Marx nous paraît laisser
échapper l’articulation dialectique de l’universel et du singulier au profit
d’oppositions tranchées. Or, opposer le singulier à la fausse ontologie de
l’universel renvoie manifestement à une vision idéaliste de l’individu :
sans rapport à l’universel, ce dernier est nécessairement auto-positionné. Le
matérialisme “ ontologique ” du jeune Marx renvoie donc à un individu
plus tangible que l’individu monadique de Michel Henry. L’individu de La
Sainte Famille renvoie à l’intérêt privé, à la jouissance, à un certain
sensualisme. Mais, comme nous l’avons montré, l’intérêt privé de cet individu
renvoie à un impératif d’organisation sociale. L’individu est donc bien compris
comme un être social. S’il s’auto-positionne, c’est au sein de la totalité
sociale.
Le rejet de la dialectique au profit
d’oppositions tranchées paraît favoriser des résurgences idéalistes qui ne
peuvent manquer de se cristalliser autour d’une vision négatrice de l’individu
et de l’individualité en général. En ce sens, il se pourrait que le fait
d’inscrire la subjectivité au cœur du procès de travail ne soit qu’un moyen
détourné et habile de la réduire à l’évanescence. Il est donc nécessaire de
recourir à d’autres prémisses que ceux de M. Henry, si l’on ne veut pas
retomber dans l’idéalisme que Marx condamnait lui-même.
1- La conscience comme “ victime ” des
rapports de production :
Dans
une perspective différente de celle de Michel Henry, Marcuse soutient que le
communisme constitue “ par sa nature même ”, “ une nouvelle
forme d’individualisme ”[82].
Pour parvenir à cette thèse, il s’appuie sur l’analyse marxienne du processus
de réification et, à l’inverse de M. Henry, sur la réaffirmation du caractère
éminemment dialectique du mouvement de l’histoire lui-même. De la domination de
la sphère des marchandises sur les relations personnelles, Marcuse tire l’idée
que “ la conscience de l’homme devient la victime des rapports de
production ”[83]
et, ce faisant, attribue une primauté ontologique à la conscience sur la
matière et la praxis.
En effet, il semble que, selon Marcuse, le
matérialisme de Marx ne soit que pédagogique et ait vocation à s’annuler
lui-même dans la pratique. Plus précisément , Marcuse considère que “ la
vérité de la thèse matérialiste doit s’accomplir dans sa négation. ”[84].
Mais de quel matérialisme Marcuse s’inspire-t-il ? Comme nous l’avons vu plus haut en étudiant
l’interprétation que Michel Henry fournit de l’œuvre de Marx, il y a
manifestement une évolution de la thèse matérialiste au sein même de la
démarche marxienne. D’abord “ reconnaissant ” à l’égard du
matérialisme du XVIII° siècle dont il montre dans La Sainte Famille les
liens qui le rattachent au communisme, Marx s’en distingue radicalement dans
ses Thèses sur Feuerbach, notamment dans la dixième thèse :
“ Le point de vue de l’ancien matérialisme, c’est la société civile, le
point de vue du nouveau, c’est la société humaine. ” Or, qu’est-ce que la
société civile ? C’est la société
fondée sur la compétition de ses membres entre eux. L’expression allemande qui
correspond à “ société civile ”, bürgerliche Gesellschaft,
est plus explicite de ce point de vue, puisque “ bürger ”
signifie “ bourgeois ”. Or, dans son sens ancien, le
“ bourgeois ” est “ l’habitant d’un bourg “ franc ”,
un “ franc bourgeois ” affranchi d’obligations, de charges et de
redevances à l’égard d’un seigneur laïc ou religieux, et qui ainsi n’a de
compte à rendre qu’à lui-même de ses comportements, et en particulier de ses
comportements économiques ”[85].
Ainsi, l’ancien matérialisme est celui qui pose un individu sensitif, que Marx
juge abstrait, idéal, resté prisonnier dans son élaboration même de la scission
immanente à la société civile, société bourgeoise, entre les intérêts privés et
l’intérêt général. Mais il est intéressant de constater ici que ce qui est
opposé au matérialisme ancien de la société civile, c’est le matérialisme de la
société “ humaine ”. Cette référence à la société humaine ne
réactive-t-elle pas l’humanisme de l’ancien matérialisme, lequel notamment chez
Feuerbach ne pensait l’individu intuitif que dans une articulation avec la
problématique d’une aliénation de l’essence humaine ? Cette question, comme nous allons le voir,
pourrait tout aussi bien être adressée à Marcuse. En effet, la thèse de ce
dernier, selon laquelle la vérité matérialiste aurait à s’accomplir dans sa
propre négation, est ébauchée à partir du matérialisme des écrits de Marx de la
période 1844-1846, période qui inclut donc les Manuscrits de 44, mais
aussi les Thèses sur Feuerbach et L’Idéologie allemande. Or, on
sait que les Thèses sur Feuerbach et L’Idéologie allemande sont
communément considérées comme les œuvres de rupture, dans lesquelles Marx critique l’humanisme feuerbachien, puis en
tire les conséquences : dans L’idéologie allemande, Marx quitte le
terrain exclusivement philosophique des Thèses pour entrer dans
l’élaboration du matérialisme historique. Pourtant, Marcuse semble rapporter L’Idéologie
allemande à la problématique humaniste de l’aliénation, maintenant ainsi
l’ambiguïté du matérialisme défendu par Marx dans les Thèses, au-delà du
seul cadre de ces thèses. C’est en tous cas le matérialisme en tant qu’il
s’articule à la question de l’aliénation de l’essence humaine qui intéresse
Marcuse. Dès lors, selon ce dernier, le fil conducteur qui permet de passer des
textes de jeunesse au Capital est celui de la réification, processus par
lequel “ la société capitaliste transforme toutes les relations
personnelles entre hommes en rapports objectifs entre choses. ”[86].
Le “ fétichisme de la marchandise ”, expression que l’on trouve dans
le Capital, ne serait qu’une autre expression équivalente pour désigner
ce processus de réification dans un langage plus économique. Ainsi, du point de
vue de Marcuse, qui paraît résorber le conflit entre matérialisme sensitif et
matérialisme de Marx dans un seul matérialisme au contenu contradictoire, il y
aurait continuité entre les œuvres de 1844-1846 et le Capital. En fait,
Marcuse a bien compris que Marx critique le matérialisme sensitif de Feuerbach.
Mais il ne conçoit pas les Thèses sur Feuerbach comme un tournant dans
la pensée de Marx par rapport aux écrits antérieurs, que sont notamment les Manuscrits
de 44, dans la mesure où c’est par un retour à Hegel qu’il envisage la critique
marxienne du matérialisme sensitif de Feuerbach. Or, en effet, les Manuscrits
de 44 sont encore teintés d’hégélianisme. Par conséquent, on peut
considérer la critique du matérialisme feuerbachien comme une conséquence de
l’hégélianisme de Marx. Et c’est ce que Marcuse semble faire. Pour lui, le
matérialisme sensitif n’est pas à critiquer comme un idéalisme déguisé face
auquel seul le matérialisme de Marx constituerait un matérialisme authentique.
Au contraire, dans Raison et Révolution, le matérialisme de Feuerbach
apparaît seulement comme un matérialisme incomplet qui ne saurait être complété
que par la réintroduction en son sein de certains éléments
“ positifs ” de l’idéalisme hégélien. Et le mérite d’une telle
réintroduction reviendrait précisément à Marx. Mais quels sont ces éléments
“ positifs ” de l’idéalisme achevé fourni par Hegel ? En fait,
ces éléments peuvent être ramenés à un seul : la mise en lumière du rôle
matériel du travail, lequel “ entraîne la certitude sensible et la
nature dans le processus historique. ”[87]. Le
matérialisme de Feuerbach ne serait donc pas faux en lui-même ;
simplement, du point de vue de Marcuse, il aurait le défaut de ne pas rendre
compte des moyens nécessaires à mettre en œuvre pour parvenir à son propre
objectif de libération de l’homme : “ Le travail transforme les
conditions naturelles de l’existence humaine en conditions sociales. C’est
pourquoi, en négligeant le processus du travail dans sa philosophie de la
liberté, Feuerbach a négligé le facteur décisif par lequel la nature pourrait
devenir le moyen de la liberté. ”[88]. Ainsi,
Marcuse ne paraît pas remettre en question le fait que ce soit en dernier
recours la nature qui fonde la liberté. Son interprétation de Marx reste donc
tributaire du naturalisme de Feuerbach, le naturalisme étant considéré comme
l’élément inconditionnel en même temps qu’insuffisant de tout matérialisme
authentique, c’est-à-dire de tout matérialisme ne pouvant s’accomplir que dans
sa propre négation.
Pour prendre toute la mesure de cette
position de Marcuse, il faut revenir ici à son interprétation personnelle de
l’idéalisme de Hegel. Selon Marcuse, l’apport premier de la philosophie de
Hegel est d’avoir compris l’antagonisme traditionnel du sujet et de l’objet comme
l’expression d’un antagonisme réel, ancré dans l’histoire. L’objet est
essentiellement objet du désir de l’homme. Ce dernier doit s’approprier cet
objet pour satisfaire un besoin. Or, cette appropriation ne peut être directe.
Dans son rapport aux objets, l’homme dépend d’une puissance extérieure :
“ Il lui faut se mesurer à la nature, au hasard, aux intérêts des autres
possesseurs. ”[89].
C’est dans ce contexte que l’homme est aliéné : son aliénation consiste
en sa soumission à l’égard de choses
dont il est pourtant lui-même à l’origine. Or, cet état d’aliénation est voué à
se supprimer pour que la Raison puisse se réaliser : “ la réalisation
de la Raison implique que l’on surmonte cette aliénation et que s’élabore une situation
où le sujet se reconnaîtra lui-même dans tous ses objets. ”[90].
Et c’est encore le travail qui permet de surmonter l’aliénation dont il est à
l’origine. Selon Marcuse, Marx est, jusqu’à ce point, en accord avec Hegel. La
défaillance de la philosophie de Hegel tiendrait au fait qu’elle considère que
l’abolition de l’aliénation est déjà acquise à travers l’état monarchique de la
société civile qu’il suffirait seulement de libérer de l’absolutisme. C’est
cette coïncidence immédiate de la réalité et de la théorie qui serait à
remettre en cause. Et c’est précisément ce que fait Marx en mettant en évidence
l’existence du prolétariat comme négativité de la société bourgeoise. Le
travail étant selon Hegel ce qui détermine l’essence de l’homme, le prolétariat
en tant qu’il est l’agent du travail dans la société bourgeoise, devrait
incarner l’essence de l’homme. Or, précisément, comme le montre Marx, le
prolétaire se caractérise par la perte de son essence d’homme.
“ L’existence du prolétariat constitue ainsi un témoignage vivant du fait
que la vérité n’a pas été réalisée : l’histoire et la réalité sociale
“ nient ” par elles-mêmes la philosophie. ”[91]. Et c’est
là, selon Marcuse, tout l’intérêt de la critique marxienne de la philosophie
hégélienne : la négation de la philosophie. Dès lors, c’est la manière
dont est comprise cette négation qui permet de distinguer Marx de Feuerbach.
Dans la perspective de ce dernier, “ la philosophie est niée et accomplie
par la nature. ”[92].
Concrètement, cela signifie que c’est la nature elle-même qui impose la
souffrance à l’homme, par l’intermédiaire de l’objet. L’environnement naturel
n’étant pas immédiatement adapté à l’homme, ce dernier doit se l’approprier.
Originellement, le moi est donc passif face à son environnement. Ce n’est que
dans la mesure où celui-ci lui impose une certaine souffrance qu’il se met en
mouvement. Pour Feuerbach, le sujet est donc “ primordialement
réceptivité, il est déterminé et non auto-déterminant ”[93].
Dès lors, l’enjeu du processus de libération n’est pas la suppression de la
passivité originelle du sujet, mais sa transformation “ en une source
d’abondance et de bonheur ”. Par ce naturalisme, l’individu n’est pas,
comme c’est le cas chez Kierkegaard (dont Marcuse reprend également la démarche
en la critiquant), un “ individu isolé de tous les autres ” dans
“ son individualité la plus intime ”[94]. Chaque
individu a ceci de commun avec les autres que son individualité est déterminée
de l’extérieur, par la nature. Mais dans le contexte de cette détermination, le
sujet feuerbachien reste finalement statique. Chaque intuition sensible est
unique dans son contenu, mais elle ne vaut que comme symptôme d’une sensibilité
humaine ontologiquement fixée. Et c’est là, selon Marcuse, que Marx se
distingue de Feuerbach en reprenant Hegel à son compte. Pour Hegel comme pour
Marx, “ le travail entraîne la certitude sensible et la nature dans le
processus historique. ”[95].
Ainsi, Marcuse semble considérer le matérialisme de Marx comme un naturalisme
dans lequel la dialectique héritée de l'idéalisme aurait été réintroduit. Dans
cette perspective, Marx serait à considérer comme l’initiateur d’une
réconciliation dynamique de deux traditions philosophiques opposées, sinon
antagonistes. Dès lors, il est possible de s’appuyer sur Marx pour concevoir la
conscience comme “ victime ” des rapports de production. La reprise
par Marx de la problématique de l’aliénation de l’homme constitue pour Marcuse
la trace du maintien de la référence critique au matérialisme de Feuerbach. Or,
cette problématique de l’aliénation de l’homme renvoie à un primat ontologique
de la conscience. Mais ce primat qui apparaît négativement chez Feuerbach, du
fait que ce dernier ne rend pas compte de la genèse de la conscience, apparaît
chez Marcuse comme vérité positive. Par ailleurs, le rôle déterminant qui est
reconnu par Marx aux rapports de production semble être pour Marcuse l’apport
de l’héritage de la dialectique hégélienne, qui conçoit le travail comme
détermination ultime de la société et de l’existence humaine dans la totalité
de son déploiement. Ainsi, Marcuse considère que, du point de vue de Marx, la
seule erreur de Hegel est d’avoir jugé la raison et la liberté comme étant déjà
réalisée dans la pratique. Ainsi, le point de divergence entre l’idéalisme
hégélien et le matérialisme de Marx tiendrait essentiellement à la définition
de ces termes de liberté et de raison : “ En dernier analyse, l’étude
du procès du travail est absolument requise pour la connaissance des conditions
nécessaires à la réalisation de la raison et de la liberté dans le vrai sens
de ces termes ”[96].
Par conséquent, le matérialisme de Marx
aurait pour objectif la réalisation pratique des impératifs de l’idéalisme, et
c’est en ce sens qu’il serait à concevoir comme un matérialisme d’essence
contradictoire, porteur en puissance de sa propre négation. C’est en tous cas
dans une telle perspective interprétative que s’engage Marcuse. Le matérialisme
de Marx étant déterminé par “ le caractère matérialiste de l’ordre social
établi, où une économie incontrôlée légifère sur toutes les relations
humaines ”, tout l’enjeu consiste à articuler une analyse juste et complète
de cet ordre avec un refus d’hypostasier les conclusions auxquelles nous mène
cette analyse. Dès lors, Marcuse soutient que la réalisation de la liberté
requiert “ la libre rationalité de ceux qui l’accomplissent ” tout en
concédant que la société capitaliste repose sur la négation et l’anéantissement
de cette libre rationalité[97].
Il faut donc postuler que l’individu libre existe déjà en puissance dans
la société capitaliste. Pour justifier ce postulat, Marcuse invoque le fait que
le travail n’est pas seulement activité économique, mais avant tout activité
existentielle de l’homme ; ce qui permet de faire apparaître l’aliénation
dans le travail comme une “ anormalité ” à l’égard de l’essence de
l’homme. Du coup, la libre rationalité peut être invoquée ; le travail
dans la société capitaliste n’épuiserait pas l’essence de l’homme. Mais est-ce
qu’il suffit de contester le caractère métaphysique, abstrait, de la
dialectique (hégélienne) pour que celle-ci vienne se concrétiser dans la
pratique comme dépassement réel de la négativité ? Par sa propre reformulation de la critique
marxienne de l’économie politique, Marcuse semble en effet se contenter de
projeter la dialectique sur la pratique, faisant d’elle le mouvement de
l’existence par opposition au mouvement de l’être qu’elle est censée figurer
chez Hegel : “ La vie sociale de l’homme inclut la négativité, mais
aussi son dépassement. La négativité de la société capitaliste réside dans
l’aliénation du travail, la négation de cette négativité adviendra avec l’élimination
du travail aliéné. ”[98].
2- Division sociale du travail, limitation d’Eros,
et principe de rendement :
Pour
Marcuse, nous l’avons dit, le travail détermine l’existence. En posant une
telle définition, Marcuse se réfère explicitement à Hegel. Chez Hegel, en
effet, le travail apparaît “ comme un mouvement fondamental de l’existence
humaine ”[99].
Par le travail, la conscience s’extériorise dans l’objet qu’elle forme et
se forge ainsi, par l’intermédiaire de l’objet, son
“ être-pour-soi ” : “ l’opération formatrice est […] la
singularité ou le pur être-pour-soi de la conscience ”[100]. Ainsi, le
travail doit être envisagé comme la pratique de l’existence, par
opposition à une simple activité particulière. Dans la perspective hégélienne
que reprend Marcuse, le travail ne peut pas être enfermé dans une sphère
économique, c’est-à-dire qu’il ne doit plus être “ défini par la nature de
son objet, ni par sa finalité, son contenu, son résultat, etc., mais par la
façon dont l’existence humaine est affectée dans le travail ”[101].
Comment l’existence humaine est-elle affectée dans le travail ? Pour répondre à cette question, il est
nécessaire de comparer le travail au jeu. Par une telle comparaison, on prend
en effet conscience de la négativité immanente à tout travail : dans le
jeu, l’homme suspend les lois objectives pour y substituer sa propre norme
qu’il reconnaît librement comme une obligation. Au contraire, dans le travail,
l’homme se conforme aux lois naturelles de l’objet pour parvenir précisément à
s’approprier ce dernier. Dans le jeu, “ c’est lui-même que l’homme
retrouve. Il conquiert une dimension de sa liberté que le travail lui
refuse ”[102].
Ainsi, a priori, le jeu semble être le terrain le plus propice au
développement de l’individualité morale de l’homme, c’est-à-dire de sa
personnalité, de l’ensemble des caractères qui en font un individu singulier.
Cependant, le jeu ne paraît pouvoir être compris que dans la mesure où on le
rapporte au travail. La liberté constitutive du jeu ne serait donc qu’apparente
dans le sens où elle se fonderait en dernier lieu sur la dimension de
nécessité, caractéristique du travail.
Autrement dit, il faut comprendre que jouer, c’est avant tout “ cesser
de travailler, c’est se reposer pour travailler ”[103].
Le travail est donc structurellement premier dans l’existence humaine. Ce n’est
que par rapport à lui que l’on peut définir le jeu et toutes les activités qui
ne sont pas du travail. En tant que pratique, le travail est au fondement, au
principe de toute activité ludique. Mais c’est négativement, dans son rapport
au jeu, que l’on peut précisément déterminer le travail. Selon Marcuse, le
travail se caractérise par le fait qu’il est continu, permanent et pénible. Le
travail est continu dans le sens où il requiert une tension constante de
l’existence ; permanent, dans la mesure où c’est par lui que l’existence
humaine prend une forme objective, c’est-à-dire accède à un être véritable,
historique. Enfin, le travail est ontologiquement pénible parce qu’il implique
la soumission à la loi de l’objet.
Ainsi, la continuité du travail et son
caractère pénible permettraient paradoxalement à l’existence humaine d’accéder
à un mode d’être véritable, c’est-à-dire à une certaine permanence. Aussi, le
travail n’est-il pas la condition dernière de toute individualité, en dépit de
la négation immédiate qu’il impose à l’individu qui travaille ? Plus précisément, si le travail implique la
soumission du travailleur aux lois de l’objet et, par là, la négation immédiate
de son individualité particulière, il est en même temps ce qui permet à l’homme
de s’approprier son environnement naturel et donc, ce qui permet à l’homme
d’accéder à un être véritable. Ainsi, par le travail, l’homme conçoit son
existence comme une tâche qu’il doit accomplir. Par conséquent, le travail nous
amène à comprendre l’homme autrement que comme un simple organisme biologique,
qui ne serait mû que par le désir linéaire de satisfaire ses besoins. Selon
Marcuse, c’est “ le libre déploiement de l’existence dans ses vraies
possibilités ”[104]
qui est la fin dernière de tout travail. Le travail est donc un concept
ontologique, avant d’être un concept économique. Et le besoin ne serait donc
pas le moteur dernier de la pratique. Certes, “ l’indigence vitale de
l’homme ” permet d’expliquer le travail. Mais, selon Marcuse, il
faut comprendre cette “ indigence vitale ” comme un “ état de
fait ontologique [...], donné par la structure même de l’être de l’homme ”[105].
Cependant, si le travail est un concept
ontologique, comment expliquer qu’il soit traditionnellement rapporté à la
seule sphère d’activités économiques ?
Pour Marcuse, c’est la division du travail qui fonde cette restriction
du concept de travail à l’activité économique. Or, la division du travail est
inhérente au travail lui-même. En effet, “ ce dont une existence donnée a
besoin pour son déploiement […] lui vient d’autrui et d’un passé qui n’est pas
le sien, et aboutit à autrui et à un avenir qui ne l’est pas davantage. […].
Une existence, par elle-même, se déroule avec autrui, auprès d’autrui et pour
autrui ; sa pratique, à l’intérieur de la totalité de la communauté
historique, est donc fragmentaire ”[106]. Ainsi,
c’est l’enracinement du travail dans le temps de la communauté historique qui
fonde la nécessité de sa division naturelle (c’est-à-dire en fonction des
capacités physiques, du sexe, etc.) et sociale (entre classes, professions,
etc.). Selon Marcuse, ces deux formes de division du travail ont ceci en commun
qu’elles se réalisent dans l’opposition entre dominants et dominés. Mais avec
la division sociale du travail, les tâches de production et de reproduction de
la communauté, c’est-à-dire les tâches liées à la satisfaction des besoins
immédiats de la communauté, sont déléguées à une classe particulière. Et
l’existence de chacun des membres de cette classe est toute entière absorbée
dans la seule dimension de la nécessité. Ce n’est donc que “ la division
économico- sociale du travail, fondée sur le rapport d’une domination à une
servitude [qui] brise l’unité essentielle des deux dimensions de
l’existence (liberté et nécessité) et des deux modes fondamentaux de sa
pratique ”[107]
et qui fonde l’assimilation du travail à l’activité économique. En rapportant
la division du travail à une conception ontologique du travail, Marcuse fait
ainsi apparaître la nécessité d’une critique de la domination comme principe
des communautés historiques, communautés dès lors saisies par-delà la diversité
de leurs formes empiriques particulières.
Or, la domination renvoie d’emblée aux
individus sur lesquels elle s’exerce : “ Il y a domination chaque
fois que sont données par avance à l’individu, et vécus par lui comme tels, les
buts auxquels il aspire et les moyens qu’il a d’y atteindre ”[108].
Cependant, cette définition de Marcuse n’est-elle pas un peu
formelle ? N’a-t-elle pas pour
effet de mettre sur un même niveau tous les individus particuliers, sans égards
pour ce qu’ils sont réellement, c’est-à-dire sans égards pour leurs
individualités respectives ? Plus
précisément, il semble que nous soyons ici en présence d’une définition héritée
de l’idéalisme qui consiste à concevoir un individu abstrait auquel sont
ramenés tous les individus concrets, empiriques, et dont l’effet est de nier
les inégalités sociales réelles dans lesquelles ces individus sont pris. Mais
Marcuse, tout en maintenant cette définition comme son point de départ, en
reconnaît néanmoins l’aspect formel puisqu’il affirme qu’elle fait de la
liberté un “ concept impossible ”[109]. En effet,
“ il n’est rien qui ne soit de quelque façon donné par avance à
l’individu ”[110].
Dès lors, la liberté doit être évaluée historiquement, c’est-à-dire en fonction
des possibilités matérielles de chaque époque. Dans cette perspective, Marcuse
considère qu’aujourd’hui, la société est parvenue à un stade de développement
de ses forces productives qui devrait lui permettre d’ “ accorder
davantage de liberté aux pulsions [de vie] sans renoncer pour cela à ses
conquêtes ni interrompre le progrès. ”[111]. Cependant,
Marcuse constate que dans nos sociétés dites modernes, la domination, loin de
disparaître, fait de plus en plus l’objet d’une intériorisation qui la rend en
quelque sorte invisible pour l’individu dominé. Par le biais de cette
intériorisation, la domination prend la forme de l’autonomie et s’autonomise de
fait à travers l’instance psychique du surmoi. Dès lors, l’individu devient à
la fois victime et complice d’une domination fondée sur le travail
social : “ L’individu reproduit au plus profond de lui-même, dans sa
structure pulsionnelle, des évaluations et des attitudes qui contribuent à
perpétuer une domination […] de plus en plus objective et universelle. En fin
de compte, tout est régi par la totalité indivisible de l’appareil économique,
culturel et politique qu’a engendré le travail social. ”[112].
Cette complicité de l’individu vis-à-vis de la domination fondée sur le travail
social est-elle inhérente à sa structure psychique d’individu, ou bien
peut-elle être évitée ? Répondre à
cette question implique d’articuler la critique de l’économie politique à des
considérations psychanalytiques.
En effet, Marcuse s’appuie, et c’est là
toute l’originalité de sa démarche, sur une ré- interprétation de la théorie
freudienne des pulsions à la lumière de la critique marxienne de la
société capitaliste. En quoi consiste la théorie freudienne des pulsions ?
Selon Freud, l’organisme est originellement régi par le principe de plaisir.
Sous la domination de ce principe, les pulsions, “ processus dynamique
consistant dans une poussée (…) qui fait tendre l’organisme vers un
but ”[113],
ne recherchent que la résolution agréable de toutes les tensions et la
satisfaction sans douleur de tous les besoins. Du coup, elles s’opposent à tout
ajournement de la satisfaction et donc, à tout travail hors de la libido. Or,
précisément, la pénurie, la lutte pour l’existence, réclament la renonciation
de l’organisme à son but originel de satisfaction immédiate et sans douleur.
L’état de fait ontologique de l’indigence vitale rend nécessaire et inévitable
la subordination du principe de plaisir à ce que Freud appelle le principe de
réalité. Sous l’influence du principe de réalité, les pulsions sont inhibées
quant à leurs buts. Dans son développement, le moi organique renonce
progressivement aux satisfactions immédiates au profit de satisfactions substitutives,
plus longues à obtenir mais moins éphémères. Mais pour déterminer précisément
le rapport du principe de réalité aux pulsions, il convient ici de désigner ces
dernières. Freud conçoit trois puissances fondamentales : Eros (pulsion de
vie), la pulsion de mort, et le monde extérieur. Ces trois puissances luttent
les unes contre les autres et cette lutte caractérise précisément la dynamique
psychique. A ces trois puissances correspondent trois principes de base qui
règlent le fonctionnement de l’appareil psychique : le principe de
plaisir, dont le but est l’extension illimitée des pulsions de vie, le principe
de nirvana qui vise la régression de l’individu au stade pré-natal, et le
principe de réalité qui réalise les modifications pulsionnelles imposées par le
monde extérieur. Or, pour Marcuse, cette tripartition entre Eros, les pulsions
de mort, et le monde extérieur est fallacieuse. Elle dissimule en réalité une
simple dichotomie entre Eros et le monde extérieur, entre le principe de
plaisir et le principe de réalité. En fait, Marcuse démontre qu’il existe une
proximité entre Eros et les pulsions de mort, proximité qui semble amener une
négation de l’autonomie de ces dernières : le principe de nirvana, relatif
à la pulsion de mort, vise l’absence de douleur, et c’est en ce sens qu’il se
rapproche pour Marcuse du principe de plaisir, relatif à Eros. De plus,
l’aspect statique d’Eros, qui vise la perpétuation et la stagnation du plaisir,
est caractéristique d’un refus de faire face à des tensions nouvelles, tensions
impliquées par la vie elle-même. Du coup, à ce niveau aussi, Eros semble
contenir en son sein une tendance régressive caractéristique du principe de
nirvana. D’une certaine manière, on peut dire que, comme les pulsions de mort,
Eros s’oppose au progrès. A un niveau plus général, il semblerait que
l’activité unificatrice d’Eros, dont le but est de créer des unités organiques
de plus en plus vastes, soit une tentative de parvenir à un tout tellement
vaste qu’il pourrait s’apparenter au bout du compte à la matière inorganique,
indifférenciée. Quoiqu’il en soit, Marcuse tire de cette confusion des pulsions
de vie et de mort la thèse d’une composition essentiellement libidinale des
pulsions de mort. Ces dernières ne seraient donc qu’une simple variante d’Eros,
dans la mesure où le principe de plaisir apparaît le premier dans le
développement de l’appareil psychique. Par ailleurs, le principe de réalité
apparaît désormais comme le fruit d’un heurt du principe de plaisir aux
exigences d’un monde extérieur essentiellement changeant, historique. Mais
surtout, le passage d’une tripartition de l’appareil psychique en trois
puissances fondamentales à une simple dichotomie entre Eros et monde extérieur,
entre principe de plaisir et principe de réalité, modifie la nature et le
contenu du principe de réalité : lorsque nous postulons, avec Freud,
l’existence de pulsions de mort totalement opposées à Eros, la répression
caractéristique du principe de réalité paraît naturelle et se fonde hors du
principe de réalité lui-même : le principe de réalité traduit une tendance
psychique parmi d’autres. Le passage à une dichotomie radicale entre principe
de plaisir et principe de réalité accentue au contraire l’idée d’une
hétéronomie radicale entre plaisir et réalité, et inscrit donc le principe de
réalité dans le cadre d’un heurt dynamique, historique, du principe de plaisir
à la réalité. L’individu, quant à lui, est situé dans un entre-deux entre
recherche du plaisir et adaptation à la réalité, et est de fait capable
d’intérioriser dans son psychisme des structures extérieures, sociales,
historiques – ce que, précisément, Freud n’a pas pu voir.
La limitation d’Eros à la simple sexualité
est, pour Freud, la condition nécessaire de la civilisation en général en même
temps que l’effet premier de la répression induite par un principe de réalité
essentiellement identique à lui-même et donc, indépendant des mutations de la
civilisation. Pour Marcuse, au contraire, cette limitation est essentiellement
historique. Sa perpétuation et son renforcement dans une société dont le
pouvoir sur la nature est suffisamment assuré pour subvenir aux besoins de la
totalité de ses membres, est la marque d’une civilisation profondément
répressive. Le principe de rendement, forme que prend selon Marcuse le principe
de réalité dans les sociétés capitalistes, instaure une contradiction entre
besoin social et besoin individuel : “ Le travail est conçu comme
socialement nécessaire et profitable, sans l’être comme nécessaire ni
rémunérateur pour l’individu. ”[114]. Pour faire
éclater cette contradiction et libérer les consciences individuelles, il y a
nécessité d’une critique spécifique de l’idéologie bourgeoise. En effet,
l’individu ayant intériorisé des contraintes sociales sans justifications
matérielles tangibles, sa clairvoyance est mise à mal. On ne peut donc pas
miser seulement sur la simple lutte de classe, immanente à la division du
travail, pour créer les conditions d’une société libre et sans classes. Si
Marcuse ne remet pas en cause la centralité de la lutte de classe dans
l’établissement d’une telle société, il semble cependant la considérer comme
insuffisante. Dans la perspective marcusienne, il faut, parallèlement à la
lutte de classe, libérer l’individu de son conditionnement par la division du
travail et donc, en quelque sorte le rééduquer. Mais par de telles
affirmations, est-ce qu’on ne retombe pas nécessairement dans une sorte
d’idéalisation de l’individu ? En
outre quelles doivent être les modalités d’une rééducation de
l’individu ? S’agit-il, comme dans
Le contrat social de Rousseau, de “ forcer ” les individus à
être libres, avec les risques évidents qu’un tel projet comporte ?
1- Principe de plaisir contre principe de
rendement :
Comme
nous avons essayé de le montrer jusque là, le souci de l’individu que Marcuse
prête à Marx apparaît comme la conséquence d’une préoccupation première au
sujet de l’essence universelle de l’homme. C’est donc par une lecture
profondément humaniste de Marx que Marcuse en vient à décrire le communisme
comme un nouveau mode d’individualisme. En effet, l’humanisme de Marcuse
s’exprime dans une radicalisation critique de la dialectique hégélienne. Dans
la dialectique, il y a le moment de la négation, puis celui de la négation de
la négation. Or, ce dernier moment correspond, chez Hegel, à une restauration
de la négation première, sous couvert de son dépassement. Et cette fausse négation
de la négation est la conséquence, selon Marcuse, de l’isolement de la
dialectique dans la théorie pure. Dès lors, en supprimant cet isolement,
c’est-à-dire en concevant la dialectique comme inhérente à la pratique
historique, on pourrait parvenir à un véritable dépassement de la négativité
actuelle de la réalité, et Marx serait précisément l’initiateur d’une telle
démarche : à la division du travail correspondrait l’universalité
abstraite du genre, à l’abolition des classes correspondrait l’universalité concrète
d’une essence humaine désormais réalisée dans l’individu. Reprenant cette
optique hégélienne révisée, Marcuse conçoit lui-même l’individu au terme d’un
processus dialectique de concrétisation de l’universel et en fait donc la
manifestation ultime de l’universel. Dès lors, tout l’enjeu de la démarche de
Marcuse est de débusquer les fausses totalités qui se présentent comme
universelles mais qui reposent en fait sur la répression de l’individu. Et les
classes sont au nombre de ces totalités. Si c’est précisément avec l’abolition
des classes que “ l’individu devient le sujet effectif de
l’histoire ” et manifeste “ l’essence universelle de l’homme ”[115],
c’est parce que “ la subsumption des individus aux classes est identique à
leur soumission à la division du travail ”[116]. Par
conséquent, selon Marcuse, c’est “ l’existence d’individus libres, et non
d’un nouveau système de production, qui manifestera la fusion de l’intérêt
particulier et de l’intérêt général. ”[117]. Voilà
pourquoi il faut s’intéresser impérativement aux besoins et attentes de
l’individu, sans attendre l’avènement d’une société plus conforme à la Raison.
Et c’est dans cette perspective que la psychanalyse s’avère d’un précieux
secours. En effet, “ les besoins de l’individu sont conditionnés, et pour
le plus grand nombre, limités par la situation de classe à laquelle il
appartient, de telle sorte qu’il ne lui est pas possible d’exprimer ses besoins
réels ”[118].
De plus, la division du travail, qui “ ne devient réellement division qu’à
partir du moment où intervient la division du travail matériel et du travail
intellectuel ”[119],
engendre une division de l’être humain lui-même, entre ses facultés
spirituelles (considérées par la morale bourgeoise comme supérieures) et ses
facultés sensibles, pulsionnelles (stigmatisées comme inférieures). Dans ce
contexte, il semble que toute tentative de réhabilitation non-idéaliste de la
notion d’individu ne puisse faire l’économie d’une revalorisation du plaisir.
C’est en tous cas dans une telle perspective que s’inscrit manifestement
l’appropriation par Marcuse des catégories de la psychanalyse freudienne.
De fait, dans le cadre de la philosophie
idéaliste de l’époque bourgeoise, “ l’individu apparaît comme un moi isolé
des autres dans ses désirs, ses pensées et ses intérêts [et] le
dépassement de cet isolement et la construction d’un monde commun à tous les
hommes s’opèrent par la réduction de l’individualité concrète au sujet
pensant ”[120].
Dès lors, tout ce qui touche à la satisfaction des besoins élémentaires des
individus empiriques est rejeté dans une sorte d’irrationnel pur qui serait par
nature étranger aux exigences d’une universalité authentique. Par conséquent,
la raison universelle s’apparente à la négation de l’individu empirique. Selon
Marcuse, cette opposition du bonheur et du concept de raison est à rapporter à
la philosophie antique, laquelle considère le bonheur comme un bien extérieur à
l’individu, c’est-à-dire indépendant de sa volonté et de sa liberté. Pour
Marcuse, cette conception est au fondement d’une intériorisation du bonheur. Le
bonheur étant essentiellement fortuit, le meilleur moyen de se le procurer
serait de se réfugier en son for intérieur, c’est-à-dire de ne pas chercher
activement à se procurer le bonheur dans la pratique. Contre cette conception
d’un bonheur intérieur, les tendances hédonistes de la philosophie réagissent
en plaçant explicitement le bonheur dans le plaisir corporel, dans la
sensualité. Et c’est de ces tendances hédonistes que Marcuse entend fournir un
panorama critique, dans la mesure où elles se rapprochent selon lui du
matérialisme de la Théorie critique. Dans son article intitulé Contribution
à la critique de l’hédonisme, Marcuse distingue deux types
d’hédonisme : l’hédonisme cyrénaïque et l’épicurisme. Le premier se
caractérise par une vision purement quantitative du bonheur qui ne fait pas de
différence entre les différentes formes de jouissance, ni entre les individus
qui ressentent ces jouissances. Pour Marcuse, cet hédonisme est le reflet d’une
société antagoniste dans laquelle “ le monde tel qu’il est ne peut devenir
objet de jouissance que si tous les éléments qui le composent, les hommes aussi
bien que les choses, y sont pris tels qu’ils apparaissent ”[121].
Au-delà de l’immédiat de la jouissance, la réalité est celle d’une réification
progressive de l’ensemble des relations humaines. La société qui correspond à
cet hédonisme cyrénaïque est donc celle où “ tout, jusqu’aux rapports les
plus personnels, est régi par la loi économique de la valeur ”[122],
c’est-à-dire la société capitaliste développée. Cependant, selon Marcuse, la
société moderne aurait compris que le bonheur terrestre de l’homme tient en
partie aux rapports personnels et cela l’aurait conduit à libérer du joug
direct de la loi de la valeur, toute une catégorie de relations dans lesquelles
chaque individu est appelé à réaliser sa personnalité, son individualité
morale. Il y aurait donc dans les sociétés modernes où règne l’hédonisme
cyrénaïque, des relations libérées de la sphère de production matérielle. Par
conséquent, il serait possible de concevoir une certaine autonomie de
l’individualité morale à l’égard du travail dans le cadre même d’une société
globalement réifiée. Mais alors, dans ce cas, le motif révolutionnaire ne
perd-il pas toute sa raison d’être ?
Précisément, il n’en est rien, dans la mesure où les relations privées,
soi-disant libérées, sont en même temps anesthésiées, vouées à
l’inauthenticité. Plus clairement, les relations privées n’ont été libérées que
formellement. Marcuse décrit ainsi le mode d’anesthésie des rapports
privés : “ Le développement de la personnalité suppose aussi le
développement de la connaissance, la compréhension de la situation réelle dans
laquelle on vit. Cette situation étant ce qu’elle est, chaque pas par lequel
l’individu s’écarte d’un abandon immédiat à l’apparence et de l’acceptation
inconditionnelle de l’idéologie qui en cache la véritable nature, détruira
aussi le bonheur qu’on lui offrait ”[123]. Par
conséquent, le renoncement à développer pleinement sa personnalité est immanent
à la société libérale qui, par définition, ne tolère ce développement
que dans la mesure où elle en conserve le contrôle en lui assignant d’emblée
une place déterminée. Dans ce contexte, l’hédonisme qui s’oppose, avec raison,
aux sacrifices réclamés par la philosophie de la raison pour la bonne cause de
son universalité réifiée, est aisément absorbé. Il ne fait paradoxalement que
réactiver la conception idéaliste de l’individu isolé et ne propose donc pas
d’alternative aux rapports antagoniques des individus. Un tel hédonisme ne
comprend pas que les besoins de l’individu ont été pré- formatés par
l’appartenance à une classe et qu’ils ne doivent donc pas être pris tels qu’ils
apparaissent. Il faut d’abord s’appliquer à transformer les besoins en mettant
en évidence toutes les possibilités subjectives et objectives de développement.
Et cela implique de restreindre la sphère concédée au travail dans l’existence
des individus, au point de finalement abolir le travail.
Cependant, avant de développer les
implications d’une telle critique, il convient de s’attarder un peu sur
l’analyse que Marcuse fait de l’épicurisme. Contrairement à l’hédonisme
cyrénaïque, l’épicurisme consiste en une tentative de différenciation du
plaisir véritable. Dans cette tentative, la raison est érigée en juge des
plaisirs : étant donné que certains désirs entraînent la souffrance, il est préférable de faire précéder
chaque possibilité de satisfaction d’une réflexion calculatrice plutôt que de s’abandonner à la jouissance immédiate.
Selon Marcuse, l’épicurisme ainsi défini est un hédonisme négatif, dont le
principe est plus l’évitement de la douleur que la recherche du plaisir. Ce
renoncement à un plaisir intégral, c’est-à-dire à un plaisir non-limité à la
réceptivité passive et consumériste, est, toujours selon Marcuse, le reflet de
la médiocrité des conditions d’existence dans les sociétés divisées :
“ Les rapports antagonistes dans le travail font que c’est la réceptivité
de la sensualité qui devient source de plaisir et non la spontanéité de la
raison ”[124].
Par conséquent, dans l’hédonisme, le bonheur reste encore l’apanage d’une pure
subjectivité arbitraire, irrationnelle. Dans sa lutte contre l’austérité
sociale régnante et son idéologie, l’hédonisme épicurien est aussi pernicieux
que l’hédonisme cyrénaïque, dans la mesure où il ne remet pas non plus en cause
la conception idéaliste de l’individu comme moi isolé. En se cantonnant à la
revendication d’un plaisir des sens, l’épicurisme accrédite implicitement la division
de l’être humain en facultés supérieures et facultés inférieures. Du coup, il
laisse une prise facile à la morale bourgeoise qui fustige le plaisir des sens
comme plaisir inférieur, néfaste pour la dignité de l’homme. Ainsi, épicurisme
et hédonisme cyrénaïque sont deux émanations quasiment identiques de la société
régie par la loi économique de la valeur. Face à elles, la Théorie critique
revendique un plaisir intégral, c’est-à-dire un plaisir qui ne soit pas fondé
sur une opposition entre raison et bonheur. Le premier effet de cette démarche
consiste à poser les besoins des individus comme devant
“ devenir principe régulateur du processus de travail ”[125].
Précisément, cela revient à refuser qu’une sphère spécifique de l’existence
soit réservée au plaisir, en dehors de la sphère des rapports de production.
Or, selon Marcuse, le plaisir est originellement érotique. C’est donc sur la
libération d’Eros qu’il faut miser pour créer les conditions d’une nouvelle
civilisation, dans laquelle le travail ne serait plus qu’une activité parmi
d’autres : “ La libération non accompagnée de sublimation et non
rationalisée des relations sexuelles signifierait la libération extrême du
plaisir en tant que tel et la dévalorisation totale du travail pour le travail.
La tension qui naîtrait dans un être humain entre la valeur propre du travail
et la liberté de la jouissance serait insupportable : la misère et
l’injustice du rapport de travail frapperait comme un éclair la conscience des
individus et rendrait impossible leur intégration dans le système social du
monde bourgeois ”[126].
Mais peut-on sérieusement considérer Eros comme autre chose qu’une puissance
potentiellement nihiliste ?
L’ambition marcusienne de faire du principe de plaisir un principe de
réalité pour une civilisation non- répressive est-elle rationnellement
fondée ? Les principes de jeu et d’apaisement, comme principes de
civilisation, “ n’impliquent pas seulement la transformation du travail,
mais aussi sa complète subordination aux potentialités de l’homme et de la
nature évoluant librement ”[127].
On reste donc ici dans le cadre d’un naturalisme humaniste porteur, comme nous
allons maintenant le voir, d’une certaine dose d’idéalisme.
Pour rendre compte de la civilisation
non-répressive, Marcuse s’appuie, comme nous l’avons dit plus haut, sur une
relecture critique des catégories de la psychanalyse freudienne. Cette
relecture consiste notamment à souligner que chez Freud lui-même, le principe
de plaisir qui laisse place au principe de réalité ne disparaît pas purement et
simplement de l’appareil psychique mais continue au contraire de régir la
partie la plus inconsciente de cette appareil - le “ ça ” - et
le processus mental qui correspond à cette partie - l’imaginaire. Dès lors,
Marcuse croit pouvoir invoquer le principe de plaisir comme un possible
principe de réalité, sans avoir pour autant à rompre avec la psychanalyse.
L’enjeu est alors de déterminer la possibilité d’une autonomie de l’individu à
l’égard de la division du travail qui entrave le développement de sa
personnalité. Si l’imagination est dépositaire, au cœur même de la réalité
régie par le principe de rendement, d’une autre réalité, alors cela signifie
que l’individu est par nature irréductible à sa propre réification dans la
société marchande. Et cela peut permettre d’expliquer le passage au communisme.
En effet, nous avons vu que chez Marx, la question de ce passage est parfois
ambiguë dans la mesure où elle paraît impliquer l’existence d’individus libres
dans le cadre de la société antagoniste. Précisément, Marcuse postule que
l’imagination possède sa vérité propre dans la mesure où elle “ crée un
univers subjectif et en même temps objectif [...], un univers de
perception et de compréhension ”[128]. Or, le
lieu de cette vérité se situe précisément dans l’art. Mais l’imaginaire a-t-il
une positivité hors de la sphère esthétique au travers de laquelle il
transparaît traditionnellement ? Autrement dit, est-il possible, avec
Marcuse, de rendre la raison sensible et de sensibiliser la raison,
c’est-à-dire de contester tout fondement ontologique à l’autonomie de la sphère
esthétique à l’égard de la praxis sociale ?
Marcuse reconnaît que le problème de l’art
est qu’il se constitue comme domaine indépendant des faits et de l’action. La
place privilégiée que l’art accorde à la forme des représentations qu’il
véhicule semble en effet empêcher l’imagination d’avoir une quelconque
influence sur le cours des événements : “ La liaison même de l’art à
la forme contrecarre la négation de la servitude humaine dans l’art ”[129].
Marcuse se retrouve ainsi face à une aporie qu’il tente de dépasser en isolant
l’imagination de la sphère esthétique. Et cette tentative l’amène à considérer
le rôle de la sexualité dans la réconciliation de l’individu et de l’espèce.
Selon Marcuse, cette réconciliation caractérise précisément la civilisation
non-répressive par opposition à la société antagoniste qui instaure une division,
comme nous l’avons vu plus haut, entre les besoins de l’individu et les besoins
de la totalité sociale, et donc, plus profondément, entre l’individu et
l’espèce. Or, la réconciliation de l’individu et de l’espèce ne peut avoir pour
fondement que la sexualité : “ la sexualité est la “ seule
fonction d’un organisme vivant qui dépasse l’individu et assure son
rattachement à l’espèce ”. Pour autant que la sexualité soit organisée et
contrôlée par le principe de réalité, l’imagination s’affirme principalement
contre la sexualité normative. […]. Cependant, l’élément érotique de
l’imagination dépasse ses expressions perverses ”[130]. Ainsi,
Marcuse postule que l’imagination trouve dans la sexualité l’occasion d’une
effectivité qu’elle ne pouvait posséder tant qu’elle était consignée dans la
sphère esthétique. Cependant, en justifiant le recours à l’imagination par la
sexualité, il ne semble pas que nous ayons émancipé l’imagination de la pure
sensibilité. Concrètement, la division de l’être humain entre ses facultés
rationnelles et ses besoins sensibles, division que fustige Marcuse par le
biais de sa critique de l’hédonisme ne paraît pas avoir été ici dépassée. La
dichotomie idéaliste entre la raison universelle et la sensibilité de
l’arbitraire subjectif reste manifestement entière. A moins de postuler avec
Marcuse une connaissance propre à l’imagination, extérieure à la raison
répressive. Une distinction entre raison et connaissance nous permet-elle de
faire tomber la dichotomie traditionnellement admise entre un imaginaire
irrationnel et une réalité rationnelle, c’est-à-dire répressive ? Marcuse tente de fonder la distinction entre
raison et connaissance par un retour au sens premier de l’esthétique. Ainsi, il
retient de la notion d’esthétique qu’elle “désigne le domaine de la vérité
des sens qui réconcilie les facultés inférieures et supérieures de
l’homme : sensibilité et intelligence, plaisir et raison ”[131].
En effet, dans une perspective kantienne, l’antagonisme primitif du sujet et de
l’objet est dépassé par la mise en lumière du jugement comme troisième faculté
de l’esprit. Il faut rappeler ici que la raison théorique constitue la nature
sous les lois de la causalité, domaine au sein duquel aucune subjectivité ne
peut prendre place, tandis que la raison pratique constitue la liberté sous des
lois morales qu’elle se donne à elle-même à des fins morales. Or, c’est bien en
partant de la formulation de cet antagonisme de la raison et des deux domaines
distincts qui s’y réfèrent que Kant postule la nécessité d’une troisième
faculté qui permettent en quelque sorte d’unifier ou de réunifier l’esprit. En
effet, pour que la législation morale de la raison pratique soit effective, il
faut que le domaine de la nature, c’est-à-dire la “ réalité
objective ”, s’y prête. Et c’est précisément le rôle de la faculté de
juger d’opérer cette jonction du cognitif et du moral, par le biais d’une prise
en compte de la sphère sensitive (sensation de douleur et de plaisir). Or,
cette sphère sensitive constitue précisément l’objet de l’esthétique. De fait,
l’esthétique réalise la réconciliation du sujet et de l’objet par
l’intermédiaire de l’activité de perception qui la fonde. La perception
esthétique est en effet subjective dans la mesure où elle procure du plaisir,
en même temps qu’elle est objective puisqu’elle est essentiellement perception
de la “ forme pure de l’objet ”. Du coup, Marcuse entrevoit dans
cette union esthétique du sujet et de l’objet, l’illustration concrète en même
temps que le terreau de la réconciliation de l’individu avec l’ensemble de
l’espèce. En effet, Kant lui-même a insisté sur le fait que le plaisir obtient
une nécessité d’ordre universelle inhérente au rapport direct qu’il entretient
avec l’objet. Plus précisément, le rapport du plaisir à l’objet perçu fait que
le plaisir accompagne la perception indépendamment du sujet percevant. Ainsi,
dans le cadre de l’esthétique, le sujet est reconnu dans son existence et dans
son activité, non en tant que sujet percevant particulier, mais du fait même de
sa participation immédiate à la totalité de l’espèce humaine. Par conséquent,
l’esthétique semble avoir pour vocation de réaliser le fantasme de l’imaginaire,
à savoir le retour de l’unité perdue entre l’individuel et l’universel, entre
le plaisir et la raison. Cependant, comme nous l’avons déjà dit plus haut,
Marcuse considère qu’en restant prisonnier de la sphère esthétique qui lui
donne forme, l’imaginaire est inopérant dans la pratique. C’est dans cette
perspective qu’il a recours à Schiller et à son “ instinct de jeu ”.
Mais en suivant cette piste, on peut avoir la nette impression que Marcuse,
alors même qu’il cherche à rendre la raison sensible et la sensibilité
rationnelle, n’aboutit finalement qu’à une sorte de naturalisme, érotique et
fondamentalement irrationaliste. En effet, Marcuse lui-même reconnaît
l’obstacle qui se dresse immédiatement dès que l’on essaie d’établir un rapport
interactif entre sensibilité et raison : la cognition ne constitue pas
l’élément essentiel des sens. Autrement dit, leur fonction cognitive relève
directement de l’érogène. En effet, les sens ne permettent la connaissance que
dans la mesure où l’objet perçu suscite un certain plaisir sensible. Il faut
donc tenter de dépasser le caractère inférieur de la cognition par les sens.
Anticipant sur les développements futurs de la psychanalyse, Schiller symbolise
la dichotomie raison / sensibilité par l’affirmation de l’existence de deux
instincts, en quelque sorte préliminaires à tout développement humain,
l’instinct sensible et l’instinct formel. Ces deux instincts qui sont censés se
compléter à l’intérieur de la civilisation sont en fait devenus antagonistes
dans le cadre de la civilisation actuelle, dont Marcuse rappelle qu’elle a pris
forme à l’époque de Schiller. Le principe de rendement, qui apparaît en même
temps que la société industrielle qu’il régit, tend à supprimer la gratuité et
la générosité du plaisir esthétique en plaçant la sensibilité sous le joug
d’une raison calculatrice. Du coup, pour que la sensibilité soit en mesure de
se réaffirmer, il paraît logique de postuler l’existence d’un troisième
instinct. Il s’agit de “ l’instinct de jeu ”, qui est en fait l’instinct
de la vie elle-même. Ici, la vie est clairement définie comme un jeu gratuit,
c’est-à-dire ne reposant pas sur des règles pré-définies, dont le but est de
réaliser la liberté de l’homme.
Concrètement, par cette référence à
Schiller, le naturalisme marcusien est désormais clairement établi. Or, il est
évident que le retour à la vie comme mouvement naturel premier constitue une
certaine carence théorique. Rappelons en effet que Schiller lui-même assimile
la contrainte à la réalité existante, ce qui a nécessairement pour effet de
reléguer la liberté qu’il préconise à l’égard des contraintes du principe de
rendement dans le domaine des apparences. On reste donc ici dans la perspective
d’un recours constant à l’onirique pour fustiger l’aliénation de l’homme moderne,
sans pour autant parvenir à rendre compte des moyens à employer pour réaliser
pratiquement le rêve libérateur. Il semble que le terrain du réel sur lequel se
joue l’avenir des aliénations de l’homme du principe de rendement soit
littéralement déserté par l’imagination dont Marcuse s’est pourtant appliqué à
démontrer le caractère salvateur. Ainsi, Marcuse ne semble pas parvenir à
donner un contenu positif à son principe de plaisir, qu’il n’envisage, à
travers de métaphores esthétiques, que par opposition au principe de rendement.
En s’éloignant de l’étude des rapports économiques concrets, Marcuse ne
parvient pas non plus à rendre compte du passage pratique à une civilisation
non- répressive. Il semble donc qu’en voulant contrecarrer une vision mécaniste
de l’histoire qui, pour lui, fausserait d’emblée toute tentative émancipatrice,
Marcuse fasse dépendre le passage à une société libre et égalitaire d’un pur
arbitraire subjectif. Plus précisément, par la projection, sur l’avenir post-
capitaliste, d’une dissociation radicale de l’individualité et du travail à la
lumière de laquelle il faudrait dès lors penser la société actuelle, la pensée
de Marcuse ne rend-elle pas plus difficile encore les prises de conscience qui
favoriseraient la réalisation dans les faits d’une telle
dissociation ?
Autrement dit, on peut se demander si la
pensée freudo- marxiste de Marcuse ne reste pas, malgré elle, tributaire d’une
certaine conception idéaliste de l’histoire.
2- La Théorie critique : rejet idéaliste de la
philosophie idéaliste ?
Pour
Marcuse, le matérialisme authentique est assimilable à la radicalisation et à
la réalisation concrète des objectifs de l’idéalisme. Dans ce matérialisme,
tout part de la conscience individuelle qui proteste, comme dans l’idéalisme,
contre sa réification ; la différence avec l’idéalisme résidant dans le
fait que cette protestation cherche désormais à se concrétiser dans les faits.
Tout s’achève également dans l’individu puisque “ l’organisation raisonnable
de la société dont se réclame la Théorie critique ” en laquelle
consisterait selon Marcuse le matérialisme vrai, tire sa spécificité de la
“ subordination de l’économie aux besoins des individus ”[132].
Ainsi, il y aurait une vérité de
l’idéalisme. L’idéalisme serait la “ conscience vraie ” de la société
bourgeoise. Et le matérialisme consisterait donc en la simple traduction
pratique de préoccupations formulée par l’idéalisme : “ La limitation
de la raison à un rôle théorique et pratique “ pur ” manifeste aussi
le souci du droit de l’individu, de ce qui en fait plus qu’un simple sujet
économique ”[133].
Plus précisément, l’idéalisme contiendrait en lui-même l’impératif de son
propre dépassement. Au moment même où elle affirme “ qu’étant donné sa
structure, le monde est accessible à la raison ” et qu’elle subordonne
ainsi, de façon idéaliste, l’être à la pensée, la philosophie se pose
implicitement comme philosophie critique : “ Si le monde existant
était lié par nature à la pensée raisonnable et ne pouvait s’en passer, alors
tout ce qui était en contradiction avec cette raison, tout ce qui n’était pas
raisonnable, devait être dépassé ”[134]. Ainsi,
l’idéalisme serait potentiellement révolutionnaire. Et selon Marcuse, c’est la
“ philosophie bourgeoise ” qui l’a en quelque sorte corrompu en
donnant à la raison elle-même “ la forme de la subjectivité raisonnable,
selon laquelle l’homme doit examiner et juger tout ce qui est donné à la
lumière de sa connaissance ”[135]. En effet,
une telle conception de la raison instaure un rapport d’immanence entre raison
et liberté : pour que l’homme puisse juger selon sa connaissance, il faut
qu’il soit immédiatement libre, c’est-à-dire que son esprit doit être par
nature indépendant de tout conditionnement, de toute manipulation. Admettre
cela nous renvoie à l’hypothèse libérale d’un individu ne connaissant d’autres
pouvoirs que le sien, et dont Marx nous fournit dans Le Capital, une
description autant critique qu’ambiguë : “ La sphère de la
circulation des marchandises, où s’accomplissent la vente et l’achat de la
force de travail, est en réalité un véritable Eden des droits naturels
de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Egalité,
Propriété et Bentham. Liberté ! car ni l’acheteur ni le vendeur
d’une marchandise n’agissent par contrainte ; au contraire ils ne sont
déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent contrat ensemble en qualité
de personnes libres et possédant les mêmes droits ”[136]. Tout
l’enjeu consiste dès lors à déterminer la part d’idéologie et la part
d’effectivité dans de tels droits, et dans la liberté dont ces droits se
veulent l’expression en même temps que la garantie. Mais précisément, la
philosophie bourgeoise n’a pas ce problème puisqu’elle tient pour acquise
l’identité de la raison et de la liberté. L’individu est libre dans les faits
parce qu’il est raisonnable, et il est raisonnable parce qu’il est libre,
quelle que soit sa position dans le procès de production, c’est-à-dire dans le
système de la division du travail. “ Raison et liberté deviennent des
devoirs que l’individu doit et peut remplir en son for intérieur, quelles que
soient les circonstances extérieures dans lesquelles il peut se trouver ”[137].
Concrètement, cela signifie que la liberté consiste en l’acceptation de la
nécessité : “ Est dit libre celui qui reconnaît le caractère nécessaire
de la nécessité, qui surmonte ainsi ce qu’elle a de purement nécessaire et
l’élève jusqu’à la sphère de la raison ”[138]. Ainsi, la
philosophie bourgeoise est une philosophie de la résignation devant l’ordre
établi. Et elle consiste selon Marcuse en l’intériorisation des buts en
eux-mêmes louables de l’idéalisme. Mais n’est-ce pas précisément parce que la
liberté dans la société bourgeoise se réduit à la liberté de vendre sa force de
travail sur le marché que cette intériorisation a lieu ? L’intériorisation
des buts de l’idéalisme n’a-t-elle pas pour vocation idéologique de faciliter
la pérennisation d’un ordre duquel toute liberté réelle est absente ? Si
tel est le cas, il paraît vain d’en appeler à une extériorisation des buts de
l’idéalisme. Chacun étant de quelque façon tributaire du marché, le sujet d’une
telle extériorisation ne serait lui-même qu’une pure fiction idéaliste, sans
effectivité concrète sur la praxis historique des sociétés modernes.
Mais précisément, selon Marcuse, la liberté
abstraite de l’ordre marchand annonce la liberté authentique de la
société future dans laquelle les individus régleront eux-mêmes leur vie commune
en fonction de leur besoins. La liberté abstraite n’est donc pas simplement une
fausse liberté dont l’existence ne serait qu’idéologique et servirait par
conséquent les intérêts de la domination, des capitalistes, en empêchant les
prises de conscience nécessaires à toute action révolutionnaire. Et l’indice
des potentialités positives de la liberté abstraite des échangistes réside
simplement dans le fait qu’elle permet de parvenir à un stade de développement
des forces productives qui rend désuet le phénomène d’intériorisation de la
raison et de la liberté. Cela revient à admettre qu’il y avait à un certain
stade de l’histoire la nécessité d’une spiritualisation des impératifs de
l’idéalisme, afin de permettre au sujet de ne pas être totalement absorbé par
le processus d’échange. Ainsi, l’intériorisation semble avoir été l’expression
adéquate d’un ordre dans lequel toute liberté ne pouvait se réaliser que dans
la pensée pure. Par conséquent, l’erreur de l’idéalisme est simplement de se
survivre à lui-même maintenant que la
productivité des sociétés modernes contredit sa nécessité. Et c’est précisément
à la Théorie critique que revient la responsabilité de mettre en lumière,
notamment par le biais de considérations économiques, cette inadéquation
historique de l’idéalisme avec la réalité concrète, matérielle, des sociétés
capitalistes avancées. Il reste qu’une telle démarche paraît accréditer une
vision de la raison directement héritée de l’idéalisme et dont la pertinence
est loin d’être évidente. En effet, la Théorie critique mise visiblement sur
l’idée d’une raison universelle qui excéderait la seule dimension de
l’entendement en y articulant une perspective morale d’émancipation. Or, quand
bien même il serait démontré aux dominants le caractère injuste et infondé de
leur domination, quel serait leur intérêt à accepter un nouveau mode
d’organisation sociale qui égaliserait les conditions individuelles, que ce
soit par le bas dans une perspective communiste vulgaire, ou par le
haut comme l’entend la Théorie critique ?
Précisément, la Théorie critique dans sa formulation marcusienne semble
faire dépendre le passage à un mode d’organisation sociale plus rationnel d’un
hypothétique caractère performatif de la raison qui évacue d’emblée le problème
de la mauvaise foi et de l’égoïsme. Mais il faut prendre conscience ici du fait
que ce n’est pas Marcuse qui a donné à la Théorie critique sa formulation la
plus achevée. La Théorie critique est la démarche de l’Ecole de Francfort. Or,
Marcuse n’a été qu’un éphémère compagnon de route de cette Ecole. C’est bien
plutôt Horkheimer qui a fourni, dans son article intitulé Théorie
traditionnelle et Théorie critique, l’exposé le plus complet des positions
de la Théorie critique. Il serait donc parfaitement injuste de rejeter la
Théorie critique comme une pure résurgence de l’idéalisme sans avoir
préalablement pris en compte les thèses de Horkheimer.
Le projet explicitement avancé par
Horkheimer est bien de “ rejeter la philosophie idéaliste ”[139].
Pourtant, Horkheimer déclare dans le même temps : “ Prendre
conscience que la liberté limitée et éphémère de l’individu est de plus en plus
menacée, la protéger, la sauvegarder et si possible l’étendre est beaucoup plus
urgent que la nier dans l’abstrait ”[140]. Ainsi, il
semble que nous ayons affaire, comme c’est déjà implicitement le cas chez
Marcuse, à une perspective évolutionniste plutôt que révolutionnaire. Quelle
est la validité d’une telle perspective d’évolution linéaire, de simple
extension des droits et attributs du bourgeois libéral à tous les autres
membres de la société ? La liberté du bourgeois est-elle suffisamment
authentique pour servir de support à une future communauté d’individus
libres ?
Si tel est le cas, cela revient à dire que
la liberté et le règne de la propriété privée et de la division du travail ne
sont pas foncièrement antinomiques.
1- La Théorie critique et la question du rapport des
procédures théoriques à la praxis :
La Théorie critique,
telle qu’elle est présentée par Horkheimer, et comme son nom le laisse
entendre, n’a pas vocation à bouleverser dans son intégralité l’activité
scientifique traditionnelle mais simplement à en critiquer certains
présupposés. La Théorie critique n’est donc pas simplement une critique de la
théorie traditionnelle, elle est essentiellement une théorie d’essence
critique, c’est-à-dire une théorie éminemment historique, dont les contenus ne
sont pas voués à s’hypostasier en dogmes. La Théorie critique est avant tout
une nouvelle approche des problèmes scientifiques. Par conséquent, les
résultats positifs auxquels elle parvient ne sont pas en eux-mêmes
qualitativement différents de ceux auxquels l’activité scientifique courante
permet de parvenir. Ainsi, la Théorie critique ne se comprend que dans son
rapport à la théorie traditionnelle. Quelles sont les caractéristiques
essentielles de la théorie traditionnelle ? Selon Horkheimer, la théorie traditionnelle repose sur la
croyance selon laquelle “ l’ordre du monde est accessible à un
raisonnement déductif ”[141].
La conséquence ultime de cette croyance tient dans le fait que les principes
généraux à partir desquels s’effectue la déduction sont en dernier lieu des
jugements empiriques, qu’il s’agit de dissimuler derrière un habillage
mathématique. La formalisation mathématique constitue donc la tendance logique
de la théorie traditionnelle, puisque les symboles mathématiques permettent
d’effacer et d’évacuer en dernière instance tout élément empirique et subjectif
pour livrer un système de logique pure, utilisable à des fins techniques dans
un maximum de cas et de domaines d’expérience. Dans ce contexte, la frontière
traditionnellement admise entre les empiristes et les théoriciens s’avère assez
floue. C’est du moins sur ce premier constat que débouche la Théorie critique
par la voix de Horkheimer. Du point de vue de la Théorie critique, empiristes
et théoriciens communient dans le fait d’hypostasier la théorie hors du
mouvement de l’histoire, en lui attribuant une essence immuable. Seul le degré
d’importance concédée aux procédures strictement théoriques d’organisation du
donné sensible permet de différencier les empiristes et les théoriciens. Selon
Horkheimer, “ ce que les hommes de science considèrent, dans les domaines
les plus variés, comme l’essence de la théorie correspond en fait à la tâche
première qui lui incombe. Pour saisir et dominer les mécanismes à l’œuvre dans
la nature physique aussi bien que ceux des faits économiques et sociaux, il est
nécessaire de mettre en forme la matière première du savoir, et c’est ce que
l’on obtient en édifiant un ensemble d’hypothèses articulées ”[142].
Ainsi, Horkheimer ne conteste pas le rôle traditionnellement reconnu à la
théorie, mais seulement le fait d’envisager cette dernière comme une essence
plutôt que comme une procédure. Dans cette optique, la Théorie critique débute
par une insistance sur l’ancrage de la théorie dans l’histoire, dans la
pratique sociale : “ Le fait que […] des opinions nouvelles
parviennent à s’imposer s’inscrit toujours dans le contexte d’une situation
historique concrète, même si le savant n’est personnellement déterminé que par
des motivations scientifiques ”[143]. On
retrouve ici une des positions développées par Marx dans ses Manuscrits de
44 : “ Même si mon activité est d’ordre scientifique […], je suis
un être social ”[144].
Ainsi, pour Horkheimer comme pour Marx, le travail théorique, intellectuel, ne
fait en aucun cas de l’individu un pur esprit, indépendant de toute
détermination socio-économique. Chez Horkheimer comme chez Marx, il n’y a pas
d’autonomie possible des procédures théoriques traditionnelles vis-à-vis des
processus sociaux, et notamment vis-à-vis de la division du travail. Cependant,
si Horkheimer reprend effectivement à son compte la critique du caractère
idéologique de l’autonomie traditionnellement admise de la théorie à l’égard de
la pratique, on peut se demander si sa critique ne vise pas simplement à
refonder cette autonomie sur des bases plus solides. En effet, certaines
formulations de Horkheimer laissent transparaître une praxis considérée comme
passive à l’égard de la théorie. Ainsi, Horkheimer affirme notamment que
“ ce n’est pas dans la tête des savants que s’établit la relation entre
les hypothèses et les données de fait, mais dans l’industrie ”[145] ;
ce qui n’est pas la même chose que d’affirmer que l’industrie fonde la relation
entre hypothèses et données de fait qui s’établit dans la tête des savants.
Aussi a-t-on l’impression que la Théorie critique ne valorise le travail que
comme concrétisation de la théorie, et
non comme moteur de l’élaboration de cette dernière. Certes, si un pouvoir est reconnu à la théorie, c’est bien en
tant qu’elle est le produit d’un travail : “ les résultats positifs
du travail scientifique sont un facteur d’auto- conservation et de reproduction
permanente de l’ordre établi ”[146]. Mais si on
attribue à la théorie, en tant qu’elle est issue d’un travail scientifique qui
se croit lui-même neutre à l’égard de la domination, le pouvoir de maintenir
l’ordre établi, notamment en se rendant complice du rôle grandissant de la
technique, on ne peut plus sérieusement miser sur les simples contradictions
structurelles entre force productive (travail) et modes de relation (individus
sociaux) pour accréditer l’imminence d’une émancipation générale d’ordre
révolutionnaire. On en vient plutôt à devoir miser sur des “ prises de
conscience ” individuelles. Et tout l’enjeu est désormais de savoir quels
sont les individus capables de telles prises de conscience : s’agit-il
d’individus déterminés, concrets, ou bien d’individus quelconques, à l’individualité
abstraite ? Avec la Théorie critique, il semble que ce soit une réelle
volonté de retour matérialiste à l’entité individuelle qui se fasse jour :
la division du travail est définie comme “ l’organisation déterminée
mécaniquement par la somme de toutes les activités individuelles [et cette
division du travail est une] résultante qui, fonction d’une praxis humaine,
peut relever elle aussi d’une délibération conforme aux exigences de la
raison ”[147].
Donc, en amont comme en aval de la division du travail et des différences de
classes, il y a l’individu. En effet, les exigences de la raison ne peuvent
être reconnues que par la conscience individuelle et la “ délibération
méthodique ” implique logiquement des locuteurs éclairés et actifs. Mais cette
mise en avant de l’individualité rationnelle et raisonnable se paie de
l’abandon du critère de productivité dans la caractérisation du travail, ce qui
revient à supprimer entre autres choses la différence qualitative entre travail
de direction et travail de production, pourtant à la base, chez Marx, de la
division de la société en classes antagonistes entre lesquelles un dialogue
équitable réclamant des partenaires égaux ne peut par définition s’instaurer.
En effet, Horkheimer semble bien identifier entre elles toutes les formes de
travail lorsqu’il affirme que “ la vie de la société est la résultante du
travail fourni par l’ensemble des différents secteurs de la
production ” et que ces différents secteurs “ sont des formes
spécifiques du rapport dynamique que la société entretient avec la nature
et de l’effort qu’elle fait pour se perpétuer telle qu’elle est ”[148].
Ainsi, du point de vue de la société, tous les travaux seraient entre eux
équivalents. Leurs différences qualitatives pourraient en dernier lieu être
ramenées à un même rapport de la société avec la nature et avec elle-même. Dans
le même temps, il est vrai que cette conception du travail ne peut être accusée
de renvoyer par elle-même à une individualité abstraite, puisqu’elle consiste
avant tout en une prise en compte de l’enracinement du travail dans la réalité
sociale.
L’ambiguïté paraît définitivement levée
quand Horkheimer affirme que “ l’apparente autonomie de processus de
travail dont le développement est censé se déduire de quelque essence immanente
à leur objet, correspond à la liberté purement apparente des sujets économiques
dans la société bourgeoise ; ceux-ci croient agir en fonction de décisions
individuelles, alors qu’ils ne sont, jusque dans leur calculs les plus
compliqués, que les rouages les plus apparents d’un mécanisme sociologique dont
la vue d’ensemble leur échappe ”[149]. Par
conséquent, il n’y aurait finalement ni autonomie du travail, ni individualité
réelle dans le cadre de la société bourgeoise. Mais est-ce à dire qu’en soi il
faudrait affranchir le travail de ses déterminations sociales pour entrevoir la
possibilité d'une réelle liberté et d’individus authentiques, doués d’une
personnalité ? Ou bien est-ce
qu’il s’agit simplement de contester la croyance en une immanence de
l’individualité libre au travail en général ?
2- L’individu naturellement raisonnable au secours
d’un prolétariat à la structure “ différenciée ” :
Selon Horkheimer,
“ la raison d’être de la pensée critique est aujourd’hui […], de lever
l’opposition entre l’individu naturellement spontané, raisonnable, conscient de
ses buts, et les rapports qu’implique le processus du travail et sur lesquels
repose tout l’édifice social ”[150]. Ainsi,
l’individu semble être, pour la Théorie critique, le lieu primitif de la
raison. Et ce sont les rapports sociaux fondés sur le travail qui interviennent
comme quelque chose d’irrationnel contre l’individu naturellement raisonnable.
L’objectif historique de la Théorie critique est donc manifestement de
permettre que les rapports de production et le travail deviennent l’extension
du caractère naturellement raisonnable de l’individu. Et cet individu est
explicitement placé par Horkheimer en porte-à-faux vis-à-vis de l’individu tel
qu’il est conçu par la pensée bourgeoise ou par l’idéologie
nationale-socialiste. En effet, selon Horkheimer, la pensée bourgeoise véhicule
une conception de l’individu comme “ ego ” s’imaginant autonome et
défend donc le principe idéaliste d’une “ individualité isolée du devenir
événementiel ”[151].
Par ailleurs, l’idéologie nationale-socialiste, du fait qu’elle “ se
considère elle-même comme l’expression adéquate et sans problème d’une
communauté constituée ”, conçoit l’individu dans l’optique également
idéaliste d’une harmonie sociale préétablie, donnée de tout temps. Face à cette
pensée erronée et cette idéologie, la Théorie critique se réfère, dans la
perspective du matérialisme historique à un individu déterminé “ par ses
rapports réels avec d’autres individus et avec des groupes, par sa relation
conflictuelle avec une classe déterminée ”[152].
Ainsi, il semble bien que l’on ait
affaire, avec la Théorie critique, à une véritable tentative de prise en compte
matérialiste de l’individu. Dans cette perspective, l’individualité
isolée du devenir historique est dénoncée comme un mythe de l’idéalisme et
remplacée par une individualité déterminée, dont il faudrait vraisemblablement
chercher la trace dans la capacité de l’individu à élaborer une réaction
personnalisée face à une situation donnée. S’il y a dans la Théorie critique
des relents d’idéalisme, il faut donc les expliquer autrement qu’en
stigmatisant directement, à la manière d’un marxisme vulgarisé, la place
centrale qu’y occupe la notion d’individu. En effet, il semble que ce soit des
considérations historiques qui conduisent Horkheimer à sortir de l’opposition
matérialisme/ idéalisme. Contrairement à Marx, Horkheimer ne pense pas que
l’intérêt à l’émancipation trouve son berceau ultime et prédestiné dans le
prolétariat : “ la situation du prolétariat elle-même ne constitue
pas, dans cette société [capitaliste avancée], la garantie d’une prise de
conscience correcte ”[153].
En effet, le progrès des forces productives a entraîné une différenciation de
la structure sociale du prolétariat, différenciation dont Horkheimer nous dit
qu’elle a été ardemment désirée par les classes supérieures elles-mêmes, dans
la mesure où elle rend encore plus difficile l’élaboration d’une conscience du
prolétariat en dressant au sein du prolétariat lui-même comme au sein de toute
la société, l’intérêt personnel face à l’intérêt de classe. Un rapide survol de
la réalité sociale des sociétés modernes dans lesquelles nous vivons paraît confirmer
un tel constat. En effet, le phénomène des “ classes moyennes ”, qui
englobe une diversité de conditions sociales, de celle de l’ouvrier hautement
qualifié ou du contremaître à celle du cadre moyen, n’est-il pas en partie le
signe de cette différenciation dont parle Horkheimer ? De plus, et c’est
peut-être l’erreur d’un hypothétique marxisme “ vulgaire ” que de ne
pas avoir suffisamment pris en compte ce fait, l’idéologie bourgeoise n’est pas
statique. Plus précisément, la bourgeoisie sait s’adapter aux menaces que lui
adresse le prolétariat. La main-mise des grands groupes industriels et
financiers sur les médias, dont l’effet majeur est une tendance à
l’uniformisation culturelle par un discours intégrateur de toute opposition
potentiellement révolutionnaire, est sans doute une donnée spécifique de
l’après-guerre froide et d’une époque où le mythe d’un monde
“ global ”, unifié et pacifié par la consommation, semble orienter la
praxis. Dans ce contexte, il est fort probable que la situation du prolétariat
ne lui garantisse pas une conscience claire de son exploitation. La
mondialisation s’accompagne au niveau local, dans les entreprises, d’une
véritable culture du management, qui vise à créer dans les consciences,
l’illusion d’une harmonie sociale, par-delà les hiérarchies, et ce afin
d’augmenter le rendement du travailleur. Ainsi, la Théorie critique, par sa
prise en compte des mutations de la bourgeoisie et de son idéologie, rompt avec
le messianisme révolutionnaire qui affirme dans un même mouvement que
l’individu est une fiction et que seule la classe est réelle, sans expliquer de
quoi se compose une classe sociale. En ce sens, la Théorie critique ne
réhabilite pas à proprement parler une notion d’individu préalablement disputée
à l’idéalisme, mais revient à ce qui semble être du simple bon sens en
affirmant que si la classe a effectivement une réalité, cette réalité n’a de
sens que dans son rapport aux individus concrets qui forment la classe.
3- Evolution contre révolution ?
En même temps, ce retour
matérialiste à l’individu paraît rester tributaire, dans l’esprit de
Horkheimer, d’un primat ambiguë de la pensée sur la pratique : “ la
réalité de fait […], celle des tendances qui poussent à l’édification d’une
société conforme aux exigences de la raison, n’est pas produite
indépendamment de la pensée par des forces quelconques qui seraient
extérieures à celle-ci et dans l’œuvre desquelles elle pourrait se reconnaître
a posteriori ; cette réalité, elle réside aussi et d’abord dans le sujet
lui-même qui veut imposer l’amélioration de la société ”[154].
Ainsi, la Théorie critique nous paraît ici finalement incapable de s’émanciper
totalement de l’idéalisme en dépit des solides instruments qu’elle a forgé pour
penser l’individu et l’individualité de façon matérialiste. Dès lors, il n’est
pas étonnant qu’elle ne pose qu’une différence de degré entre l’individu
échangiste de la société bourgeoise et l’individu libre de la société
post-révolutionnaire. De fait, la Théorie critique réhabilite de façon
détournée une individualité trans-historique, ce qui l’amène à privilégier la
perspective d’une évolution sociale contre la perspective révolutionnaire du
matérialisme historique classique : Horkheimer considère en effet que l’économie
marchande, “ après une période ascendante qui a favorisé le développement
des facultés humaines, l’émancipation de l’individu, […], a fini par
devenir un frein qui s’oppose à la poursuite de l’évolution, et pousse à
présent l’humanité vers une nouvelle barbarie ”[155]. Ainsi, la
Théorie critique semble mettre la liberté des individus, à laquelle elle
souhaite que l’humanité parvienne, en continuité avec “ l’émancipation de
l’individu ” que l’ère bourgeoise aurait engagé. Cette mise en perspective
s’oppose manifestement au Marx de L’Idéologie allemande. Chez ce
dernier, comme nous l’avons déjà vu plus haut, l’individu de la société libre
est en porte-à-faux avec l’individu bourgeois, puisque ce n’est que “ dans
la représentation ” que “ les individus sont sous la domination de la
bourgeoisie plus libres qu’avant […] ; dans la réalité, ils sont
naturellement moins libres parce qu’ils sont davantage assujettis à une
puissance objective ”[156].
Cependant, si l’on se réfère au Capital, force est de constater que la
position de Marx à l’égard de la société bourgeoise est ambiguë. Son analyse du
contrat entre échangistes et son assimilation de “ la sphère de la
circulation des marchandises ” à un “ véritable Eden des droits
naturels de l’homme et du citoyen ”[157] semble en
effet rapporter la société bourgeoise au règne d’une certaine liberté, ou en
tous cas d’une certaine autonomie individuelle. Dès lors, lorsque Horkheimer
affirme que l’indépendance du jugement est un produit “ d’une société
composée de sujets économiques relativement autonomes entre lesquels les
relations s’établissent sur une base contractuelle ”[158], il n’est
pas sûr qu’il se mette ainsi en contradiction avec le Marx dit “ de la
maturité ”.
On voit donc bien que le traitement de la
notion d’individu par la Théorie critique renvoie à des contradictions internes
à l’œuvre de Marx, ce qui rend particulièrement difficile l’évaluation de la
distance qui sépare la Théorie critique de Marx.
Il reste qu’en minimisant le rôle social
de la division du travail dans la construction et la négation des
individualités particulières, Horkheimer se met sensiblement en contradiction
avec les acquis du matérialisme historique et s’aventure dans les méandres
d’une nouvelle forme d’idéalisation du sujet. L’individu serait enraciné dans
la pratique historique, mais il ne saurait se réduire à sa place dans cette
pratique organisée et divisée. Dès lors, ce serait des actes individuels de
chacun que dépendrait l’évolution de la société vers plus de liberté. Par une
telle responsabilisation des sujets individuels, ne sommes-nous pas renvoyés au
libéralisme et à son individu conçu comme agent rationnel éminemment
libre ? La différence entre la Théorie critique et le libéralisme ne
consiste-t-elle pas dans le simple ajout d’une dimension eudémoniste au souci
traditionnellement libéral de l’individu conçu comme agent rationnel ? Si tel est le cas, l’eudémonisme n’est-il pas
un rempart désuet face au caractère idéologique de l’individu tel qu’il est
conçu par le libéralisme qui l’utilise souvent comme justification de
l’exploitation économique et des inégalités de tous ordres ?
1- Les relents d’idéalisme de la Théorie critique ou
la dialectique placée sous tutelle eudémoniste:
Les
présupposés eudémonistes de la Théorie critique se nourrissent, aussi bien chez
Horkheimer que chez Marcuse, d’une référence critique à la psychanalyse. La
question qui se pose ici est donc celle de savoir si cette référence, impliquée
par le caractère ouvertement pluridisciplinaire de l’Ecole de Francfort, est ou
non vitale pour la Théorie critique.
Pour Marcuse et Horkheimer, c’est le
constat de l’intériorisation des rapports de domination qui nécessite le
recours aux concepts de la psychanalyse. Or, ce recours à la psychanalyse fait
apparaître l’asservissement et la destruction des instincts de plaisir comme
facteurs et contreparties logiques de cette intériorisation. Dès lors, la déculpabilisation
et la promotion d’un plaisir libre semblent devoir s’imposer d’elles-mêmes à
tout projet authentiquement révolutionnaire. Mais quel crédit sommes-nous en
droit d’accorder à une pareille articulation de considérations psychologiques
et sociales ? La tendance à
“ psychologiser ” les phénomènes et processus sociaux n’équivaut-elle
pas elle-même à une intériorisation des impératifs de liberté ? Ainsi, au sujet des “ précurseurs de
Nietzsche ” que sont à ses yeux Mandeville, Sade et Helvétius, Horkheimer
affirme : “ Par leur propre existence, ces psychologues semblent indiquer
qu’en le libérant de la morale ascétique et de ses conséquences nihilistes on
peut changer l’homme comme le fait l’intériorisation, mais en sens
inverse ”[159].
Cette perspective ne rend-elle pas d’emblée superflue l’action concrète sur des
bases économiques ? De fait, en défendant l’idée d’un contenu positif de
la morale idéaliste, Horkheimer tombe dans la croyance, déjà présente chez les
“ jeunes hégéliens ”, selon laquelle un réajustement de la pensée
engendre nécessairement un bouleversement dans la pratique. Selon Horkheimer,
un régime qui propage une morale ascétique en direction du peuple et développe
dans le même temps une indulgence à l’égard de l’égoïsme nihiliste de ses
partisans “ se supprimerait lui-même, s’il acceptait de reconnaître son
véritable esprit ”[160].
Ainsi, il suffirait de “ réaliser historiquement ” la morale
idéaliste pour parvenir à une société juste et rationnelle, et cette entreprise
de réalisation de la morale idéaliste reposerait avant tout sur un débat
d’idée, sur une opération psychologique de prise de conscience. Pourtant,
Horkheimer lui-même montre que la morale idéaliste se développe sur le mépris
effectif, en acte, de l’homme, c’est-à-dire sur l’exploitation économique
généralisée. Dans cette perspective, la morale idéaliste ne tient son existence
et sa raison d’être que de son origine sociale, c’est-à-dire qu’elle répond au
besoin social de conservation et de reproduction de la société capitaliste
elle-même. Dès lors, n’y a-t-il pas contradiction à vouloir simplement faire
descendre la morale idéaliste sur terre, et donc à faire dépendre la
réalisation concrète d’une société organisée rationnellement par tous ses
membres d’une pure prise de conscience ?
Plus précisément, le souci de rendre immédiatement l’individu acteur de
son émancipation et maître de son individualité organique et morale ne
conduit-il pas fatalement à une aporie idéaliste ? En effet, si on peut changer l’homme en
libérant son psychisme d’une morale ascétique considérée comme inhérente au
capitalisme et à toute forme de domination sociale en général, alors on voit
difficilement la nécessité d’une action dans l’ordre de la pratique, qui
s’appuierait essentiellement sur l’appropriation collective des forces
productives et le bouleversement des rapports de production. Pour traiter ce
problème, il convient d’expliciter ici la nature du rapport entrevu par
Horkheimer entre la domination économique de la bourgeoisie et la morale
idéaliste. La Théorie critique, comme nous l’avons montré plus haut, consiste
essentiellement en une critique de la croyance traditionnelle en l’autonomie
des procédures théoriques et expérimentales à l’égard de la praxis sociale. A
travers cette critique, les concepts scientifiques apparemment les plus neutres
sont ramenés à des considérations historiques, économiques et sociales. C’est
donc par le biais d’une critique de la science que la morale idéaliste se voit
questionnée. Ainsi, selon Horkheimer, “ le concept de nature, d’après
lequel toute chose a pour loi et pour mesure sa propre conservation, bien qu’en
apparence exempt de tout préjugé, est en réalité individualiste ; il
correspond à la situation de l’homme bourgeois dans sa réalité sociale ”[161].
Dès lors, la morale idéaliste qui préconise l’ascétisme, le renoncement à soi,
et dont la nécessité “ découle de la situation économique de la
bourgeoisie ”[162]
doit être également ramenée à une réalité individualiste : en recommandant
l’ascétisme, la bourgeoisie limite les effets néfastes du principe
individualiste de concurrence ; mais c’est uniquement pour éviter la
désagrégation sociale dont elle serait elle-même la première victime. Ainsi,
l’individualisme est encadré, hypocritement stigmatisé, pour servir des
intérêts éminemment individualistes, égoïstes. Dans cette perspective, la lutte
contre l’égoïsme prend nécessairement la forme d’une dévalorisation culturelle
du plaisir libre, c’est-à-dire du plaisir autonome à l’égard du travail,
puisque c’est sur l’exploitation du travail que l’égoïsme de la bourgeoisie
repose. Horkheimer remarque donc que la notion d’égoïsme n’a pas vocation à
avoir le même sens pour tous les individus indépendamment de la classe à
laquelle ils appartiennent. A partir de ce constat, la Théorie critique
s’oriente vers une réhabilitation critique de l’égoïsme, en posant d’une part
que l’égoïsme et le nihilisme individualiste ont la même racine que l’idéalisme
ascétique, et en montrant d’autre part que ce qui est stigmatisé comme
comportement égoïste par la morale officielle (à savoir le plaisir libre, non
domestiqué par le principe de rendement) n’est pas en soi facteur de
désagrégation sociale. Ainsi, contre la morale castratrice de l’idéalisme,
Horkheimer paraît se poser en défenseur d’un égoïsme subversif, détourné des
activités de production marchande et de consommation, et retourné contre
l’accaparement des richesses collectives par un groupe social. Dans ce
contexte, l’égoïsme serait à comprendre comme l’expression d’un individualisme
perverti de l’extérieur par un système social inégalitaire. Et pour démasquer
dans un même mouvement l’hypocrisie de la morale idéaliste ascétique et
l’inauthenticité de l’égoïsme libéral, il serait nécessaire de désinhiber les
pulsions stigmatisées comme égoïstes par la morale et donc, d’avoir recours aux
catégories de la psychanalyse. Ce qui est certain, c’est que pour Horkheimer,
l’étude des processus d’intériorisation apparaît à la fois comme la condition
incontournable d’une bonne compréhension des processus sociaux (simplification
des tâches, perfectionnement de la technique…) et comme le détour nécessaire à
la mise en lumière des “ conditions humaines préalables à toute forme
évoluée de la société ”[163].
Aussi, la Théorie critique ne saurait, du point de vue de Horkheimer, se passer
d’un recours critique à la psychanalyse. Et ce recours a pour présupposé
l’irréductibilité de l’individualité organique et morale du sujet au processus
de travail. En effet, s’il y a des pulsions à désinhiber, cela signifie que le
travail détermine seulement l’existence du sujet aliéné, c’est-à-dire
soumis à une domination d’essence historique qui lui impose le refoulement de
ses pulsions libidinales à des fins de rendement, tout en faisant passer ce
refoulement pour une nécessité naturelle, an-historique, liée à un hypothétique
caractère mauvais, égoïste, de l’homme en général.
Ainsi, la Théorie critique, telle qu’elle
est formulée par Horkheimer, paraît rejoindre la position de Marcuse. Comme ce
dernier, Horkheimer postule une dissociation ontologique de l’individualité et
du travail sur la base d’une valorisation du plaisir, même si le plaisir n’est
pas cette fois systématisé dans une perspective naturaliste faisant l’impasse
sur le problème social que constitue l’égoïsme. Avec Horkheimer, la question de
l’égoïsme n’est plus éludée comme c’était le cas chez Marcuse. Simplement,
l’égoïsme est envisagé de front comme un faux problème posé uniquement par la
morale idéaliste faussement désintéressée de la bourgeoisie. Affranchi de son
cadre libéral, l’égoïsme apparaît comme l’indice d’une résistance de l’individu
à son exploitation et à son intégration par un système qui le dépasse. Aussi,
il faudrait à la fois dénoncer l’égoïsme comme la perversion idéologique d’un
individualisme en contradiction immédiate avec la logique du marché, et le
défendre contre la morale ascétique en lui reconnaissant un potentiel
subversif. On comprend aisément les dangers d’une telle attitude dialectique.
D’une certaine façon, cette attitude peut être apparentée à une nouvelle fuite
en avant face au problème du passage pratique à une société libre et sans
classe. Plutôt que d’aborder ce problème de face, en s’interrogeant sur les
médiations à mettre en œuvre pour parvenir à l’abolition du travail divisé,
Horkheimer se contente de miser sur une négativité en quelque sorte
“ explosive ” de l’ordre établi. Plus précisément, même s’il critique
ardemment les visions mécanistes de l’histoire, Horkheimer semble accréditer
l’idée d’une immanence de la société post-révolutionnaire à la société
actuelle. On retrouve ainsi les mêmes ambiguïtés que chez Marcuse : la
liberté marchande est toujours considérée comme annonciatrice de la liberté
authentique qui sera celle des individus libérés des déterminations du travail
divisé. Dans le contexte eudémoniste de la Théorie critique, la dialectique ne
paraît pas fournir un quelconque remède à l’idéalisation du sujet.
2- La réaffirmation du contenu ontologique de la
dialectique contre la Théorie critique :
Pourtant,
tout en faisant écho à certains thèmes de la Théorie critique, Lucien Sève
critique sévèrement les tentatives freudo- marxistes et la démarche
psychanalytique elle-même ; et il y oppose, comme nous allons le voir ici,
un recours à la dialectique. Ainsi, il se pourrait que le cadre freudo-marxiste
de Marcuse, comme la réappropriation “ critique ” de la psychanalyse
par Horkheimer, soient à l’origine d’une anesthésie de la dialectique. Par
conséquent, il ne faudrait pas trop vite considérer l’usage que fait la Théorie
critique de la dialectique comme un usage respectueux de la dialectique.
Selon Lucien Sève, la psychanalyse manque
son objet, à savoir l’individu concret, dans la mesure où elle refuse de
prendre en compte le travail social. Mais face à elle, le freudo-marxisme ne
constitue pas une alternative crédible car il ne prend en considération le
travail que sous sa forme concrète : “ les théorisations psychologiques
qui se réclament du marxisme s’appuient en fait sur les textes où Marx montre
la connexion entre les capacités humaines et le développement des forces
productives ”[164],
c’est-à-dire sur les textes de jeunesse. Or, c’est au travail abstrait, entendu
comme dépense de force humaine en général, que s’intéresse l’économie politique
marxiste. Et selon Sève, ce concept de travail abstrait correspond lui aussi à
une réalité psychologique, bien qu’il implique une certaine indifférence à
l’égard de l’individu particulier. En effet, Marx a montré dans Le Capital
que le travail abstrait et le travail concret sont les deux faces du même
travail : “ Tout travail est d’un côté dépense, dans le sens
physiologique, de force humaine, et, à ce titre de travail humain égal, il
forme la valeur des marchandises. De l’autre côté, tout travail est
dépense de la force humaine sous telle ou telle forme productive, déterminée
par un but particulier, et à ce titre de travail concret et utile, il
produit des valeurs d’usages ou utilités ”[165]. Il est
donc nécessaire pour toute psychologie de la personnalité de tenir compte de
cette double dimension du travail : “ l’opposition dialectique entre
travail concret et travail abstrait, bien loin d’être située juste au-delà
des frontières de la psychologie, est au contraire le point à partir duquel
toutes les recherches sur la personnalité peuvent vraiment commencer ”[166].
Mais, en même temps, il ne faut pas non plus “ psychologiser ” la
société : il y a bien des formes psychologiques dans la réalité sociale
objective (croyances, sentiments sociaux, etc.), mais cela résulte de la
projection de la forme psychologique de l’individu concret sur les données
sociales. Il faut donc différencier l’individu isolé et l’ensemble des rapports
sociaux. Les rapports sociaux - et c’est là, selon Sève, ce que la sixième des
Thèses sur Feuerbach permet de saisir – ne sont pas la simple manifestation
extérieure et sans problème de l’individualité. Contre Feuerbach, Marx affirme
en effet que “ l’essence humaine n’est pas quelque chose d’abstrait qui
réside dans l’individu unique ” mais correspond bien plutôt à
“ l’ensemble des rapports sociaux ”[167]. L’individu
abstrait à partir duquel on fournit une interprétation purement psychologique
de la société, est donc la conséquence d’un mode de pensée religieux qui
hypostasie l’essence humaine comme “ genre ” au-dessus de l’histoire
et de la vie sociale des individus concrets. L’originalité du propos de Sève à
cet égard tient à ce qu’il ne nie pas purement et simplement la notion
d’individu mais refuse de rentrer dans le jeu de la psychologie qui,
traditionnellement, se présente comme discipline prenant pour objet l’individu
unique, particulier, contre l’individu inséré dans des rapports sociaux
qu’elle juge abstrait. Plus précisément, ce que Sève semble remettre en
question, c’est l’utilisation, par la psychologie traditionnelle, du champ des
rapports sociaux pour établir une frontière entre un individu particulier
considéré comme seule réalité concrète et un individu social décrit comme une
entité abstraite et inopérante. Pour Sève, l’individu véritablement concret est
l’individu social, l’individu constitué dans le champ des rapports sociaux – et
c’est au contraire l’individu considéré en dehors des rapports sociaux qui
résulte d’une totale abstraction. Ainsi, l’apport de la sixième thèse, c’est
selon lui la “ découverte ” de “ l’extériorité et si l’on peut
dire l’étrangeté de l’essence humaine par rapport à l’individu isolé, à la
forme psychologique ”[168].
Sève reprend donc ici l’idée d’un individu isolé, unique, particulier. Mais
l’individu isolé dont il est question ici n’est plus, manifestement, la fiction
feuerbachienne que dénonce Marx comme la conséquence de l’hypostase d’une
essence humaine abstraite au-dessus de la praxis sociale. L’individu isolé de
Sève est constitué lui-même par l’ensemble des rapports sociaux, c’est-à-dire
que son individualité est fondée hors de lui. Plus précisément, là où Marx
semble identifier en soi l’individu isolé et l’individu unique, produit d’une
pure fiction, Sève reconnaît une positivité à l’individu isolé, par delà son
caractère fictif. Par la revendication de l’extériorité des rapports sociaux à
l’égard des individus particuliers, les rapports sociaux échappent à toute
tentative d’interprétation psychologique qui les ramènerait à un ensemble de
“ modèles culturels ”, à des “ formes de conscience ”[169].
Au contraire, ils apparaissent comme “ les positions objectives
qu’occupent les hommes dans le système de la production, de la propriété, de la
distribution sociales ”[170].
Ainsi, “ s’il n’est originairement de psychisme que dans et par les individus,
le contenu et les formes de ce psychisme ne sont pas du tout originaires, mais
socialement produits : c’est la société qui produit les formes et le
contenu concrets du psychisme humain, mais elle ne les produit originairement
que dans les individus concrets où la forme psychologique apparaît comme un
effet de l’individualité, et c’est à partir des individus qu’elle se projette à
son tour dans la société ”[171].
L’individualité est fondée en dehors de l’individu organique, mais c’est parce
qu’il y a individualité organique que les rapports sociaux prennent dans
l’individu organique une forme psychologique. Par conséquent, il est nécessaire
de distinguer deux types de sciences : les sciences psychosociales qui ont
pour objet une individualité dont les formes sont nécessairement
non-psychologiques du fait de l’extériorité sociale de l’essence humaine à
l’égard des individus concrets ; et la psychologie de la personnalité qui
prend pour objet l’individu avec pour objectif de dresser “ la topologie
temporelle de la personnalité ”[172].
Ainsi, selon Sève, l’essence de l’individu
concret requiert, pour être comprise, une théorie des formes générales de
l’individualité dans une forme sociale donnée ; “ mais pour
l’individu concret, et pour une science psychologique qui veut le prendre pour
objet, c’est sa singularité qui est essentielle ”[173]. Cependant,
en tant que science, la théorie de la personnalité doit “ donner une
théorie générale de son objet ”, c’est-à-dire qu’elle doit
“ comprendre le général en tant que singulier et le singulier en tant que
général ”[174].
De plus, au niveau pratique, la théorie de la personnalité ne peut pas saisir
son objet, l’individu concret, sans tenir compte des médiations sociales par
lesquelles il se constitue. Plus précisément, une théorie de la personnalité,
pour être complète et scientifiquement utile, ne peut se constituer que dans un
rapport à une théorie des formes générales de l’individualité : “ les
rapports et formes d’individualité du capitalisme impliquent une topologie de
la personnalité dans laquelle par exemple l’activité sociale abstraite joue un
rôle médiateur déterminant entre l’activité psychique concrète et la satisfaction
des besoins ”[175].
Ainsi, Sève affirme la nécessité d’un recours à la dialectique, contre la forme
traditionnelle de la connaissance qui considère que l’essence est une chose et
non, comme c’est le cas chez Marx, un rapport : chez ce dernier, “ la
généralité du concept n’est pas faite de l’élimination du singulier, mais de
l’élévation du singulier au niveau de sa logique interne ”[176].
Et la réaffirmation du contenu ontologique de la dialectique nous livre donc la
solution du paradoxe de l’individualité : c’est la division du travail qui
fait que l’individu s’individualise à mesure même qu’il se socialise. Plus
précisément, “ la division du travail social humain […] est la base sociale
la plus profonde et la plus générale de l’individuation chez l’homme,
laquelle apparaît comme une conséquence du fait primordial de l’extériorité
sociale de l’essence humaine par rapport aux individus ”[177].
En effet, l’essence humaine, comprise comme ensemble des rapports sociaux,
“ déborde immensément ce qu’un individu peut s’approprier psychiquement
dans le cours de sa vie ”[178].
En conséquence, “ l’individu humain ne peut jamais s’hominiser que d’une
manière immensément particulière ”[179].
Ainsi, c’est par un recours à la
dialectique qu’il est possible de comprendre le rapport de l’individu à
l’essence humaine entendue comme ensemble des rapports sociaux. Cette essence
humaine étant de fait extérieure à l’individu concret isolé, il y a en effet
nécessité, autant pour cerner l’essence humaine que pour cerner l’individu, de
passer constamment de l’un à l’autre de ces termes. Or, c’est sur une critique
de la forme traditionnelle de la connaissance que se fonde le recours à
la dialectique “ ontologique ”. En cela, Sève est manifestement très
proche de la Théorie critique qui, on le sait, tire l’essentiel de sa
légitimité scientifique d’une critique de la théorie au sens traditionnel. De
fait, il semble que ce qui est reproché par Horkheimer à la science et à la
théorie coïncide avec la critique par Sève du caractère pragmatique de la
psychologie classique. Quand Sève affirme que “ dans la société
capitaliste, le pragmatisme d’une science de l’homme est tout simplement la
forme épistémologique du conservatisme ”[180], on
reconnaît la stigmatisation par Horkheimer du travail scientifique tel qu’il
est mené dans la société de classe. Selon ce dernier, “ les résultats
positifs du travail scientifique sont un facteur d’autoconservation et de
reproduction permanente de l’ordre établi ”[181]. En effet,
la société moderne instrumentalise le travail scientifique en lui assignant une
place délimitée dans l’appareil de production. Et cette assignation du travail
scientifique à une place de laquelle il lui est en quelque sorte défendu, sous
prétexte de pragmatisme, de s’affranchir, fausse en partie ses résultats. En
effet, la main-mise de la société sur la science s’effectue par le biais de la
technique, à l’égard de laquelle seuls les concepts directement opérationnel
ont une valeur. Ainsi, le pragmatisme introduit une division nette entre les
résultats “ positifs ”, techniquement utilisables pour manipuler les
objets, et l’activité théorique pure, lieu des généralités abstraites,
définitivement coupée de la pratique et donc de la “ science ”. Dans
ce contexte, l’individu est dans tous les cas victime d’une abstraction :
soit il est abandonné à la théorie pure, c’est-à-dire vidé de tout contenu
tangible ; soit il devient un pur objet de manipulation pour une technique
qui ne connaît pas le mouvement, qu’il s’agisse du mouvement de l’histoire ou
bien du mouvement de la volonté. Ainsi, pour revenir à la psychologie et à son
prétendu souci de l’individu, il y a nécessité pour elle de s’affranchir de
toute référence au pragmatisme si elle veut réellement saisir son objet. En
effet, dans le cadre de la société divisée, même la psychologie
“ différentielle ”, qui s’intéresse aux individus particuliers par le
biais de leurs différences, reste prisonnière d’une psychologie
“ générale ”, dogmatique, pour laquelle l’individu particulier n’a de
valeur que comme représentant d’un genre. C’est du moins ce que remarque Sève,
qui affirme que “ s’occuper des différences entre les individus (et
corrélativement de leurs ressemblances, qui définissent “ l’individu
général ”), c’est s’intéresser non à eux-mêmes, mais à leur comparaison,
et c’est les comparer à partir d’une norme extérieure ” qui peut être, par
exemple, une “ tâche socio-professionnelle préétablie à laquelle il est
question d’affecter les individus ”[182]. Ainsi, le
recours à la dialectique, que préconise Sève, peut être vu comme une tentative
de ne pas abandonner l’individu concret à une science complaisante à l’égard de
la domination capitaliste et de son fondement dans le travail exploité. Mais
cette tentative de “ sauvetage ” de l’individu concret évite en même
temps l’écueil d’une assimilation idéaliste de l’individu à l’individualité,
écueil dans lequel la Théorie critique de Horkheimer nous paraît être tombée,
en dépit de son interprétation “ critique ” de la psychanalyse
freudienne.
1- L’auto-destruction de la Raison ou l’impuissance
ontologique de l’individu singulier face à son oppression :
En tant qu’elle rejette
l’eudémonisme que l’on trouve chez Horkheimer et Marcuse, la Dialectique
négative d’Adorno paraît constituer une première alternative de la Théorie
critique face à ses propres apories. Cependant, le concept en général y est en
même temps suspecté d’être l’outil de négation du singulier. A priori, il ne
semble donc pas que la dialectique négative se positionne sur le terrain
défriché par Sève. En effet, Adorno considère que c’est la forme d’exposition
systémique qui est le véritable noyau de l’idéalisme : “ Le système,
forme d’exposition d’une totalité à laquelle rien ne reste extérieur, pose la
pensée comme absolue face à tous ses contenus et évapore le contenu en
pensée : idéaliste, il l’est avant toute argumentation en faveur de
l’idéalisme ”[183].
Ainsi, le rejet de l’idéalisme devrait obligatoirement passer par une critique
de la forme systémique. Et l’on ne saurait donc miser sur la dialectique telle
qu’elle a été comprise jusqu’ici, y compris dans sa forme historiciste telle
qu’on la trouve chez Marx, pour débusquer l’idéalisme de certaines conceptions
du monde ou de l’être humain. Plus précisément, il ne suffirait pas de
réaffirmer avec Sève que la dialectique est au cœur des choses pour parvenir à
une connaissance authentique de ces choses, c’est-à-dire à une représentation
des choses qui soit fidèle à leur nature même. Avec Adorno, il semble que nous
soyons amené à rompre avec toute vision manichéenne qui opposerait strictement
idéalisme et matérialisme. Le but est désormais l’élaboration d’une dialectique
non-systémique qui ne soit plus l’enjeu passif d’une lutte entre deux
traditions de pensée : le débat voulu par Adorno se situe entre la
dialectique elle-même, saisie par-delà ses formes idéalistes ou matérialistes,
et le positivisme qui, selon Adorno, contribue à ressusciter l’idéalisme et la
mythologie en général en laissant échapper la substance des choses. La Dialectique
de la raison, rédigée en collaboration avec Horkheimer avant la Dialectique
négative, analyse en détail le mouvement qui amène la raison à réhabiliter
la mythologie de façon détournée alors même qu’elle entend lutter contre elle
en “ collant ” aux choses. Ainsi, il est question d’une
auto-destruction de la raison, vision assez fataliste de l’histoire qui
décourage le sujet singulier, l’individualité morale, de chercher appui sur la
Raison pour s’affirmer face à une mythologie qui serait par ailleurs à
stigmatiser comme négatrice de toute liberté pour les individus vivants,
concrets, c’est-à-dire comme négatrice de toute singularité personnelle.
Précisément, les choses ne sont pas si simples : la mythologie, et
l’idéalisme qui logiquement lui assure ses débouchés dans la pensée
conceptuelle ne sont pas dans l’optique de La Dialectique de la raison,
immédiatement liés à une entreprise de violation des singularités ; par
ailleurs, la Raison ne peut pas être immédiatement pensée comme essentiellement
libératrice et respectueuse des différences. C’est en tous cas ce que certains
passages de La Dialectique de la raison laissent entendre. Ainsi, Adorno
et Horkheimer affirment : “ La société bourgeoise est dominée par
l’équivalence. Elle rend comparable ce qui est hétérogène en le réduisant à des
quantités abstraites. Pour la Raison, ce qui n’est pas divisible par un nombre,
et finalement par un, n’est qu’illusion ”[184].
Aussi, la société bourgeoise, malgré la rationalité de son mode d’organisation,
ne peut être assimilée au règne de l’individualité libre et singulière. Le
sujet de cette société née avec les Lumières ne fait que reproduire l’attitude
des dieux. En effet, son unique souci est de parvenir à détrôner les puissances
supra-naturelles de la mythologie en leur dérobant leur pouvoir explicatif sur
les phénomènes naturels. Ainsi, “ L’éveil du sujet se paie de la
reconnaissance du pouvoir comme principe de toutes les relations. (…) L’homme
ressemble à Dieu par sa souveraineté sur l’existence, par son regard qui est
celui d’un maître, par le commandement qu’il exerce ”[185].
Et précisément, cette simple imitation de la puissance divine a pour
contrepartie l'instauration d'une distance démesurée entre les hommes et les
choses, distance inavouée qui rend de fait impossible toute connaissance
objective des choses naturelles ou sociales : “ Les hommes paient
l’accroissement de leur pouvoir en devenant étrangers à ce sur quoi ils
l’exercent. La Raison se comporte à l’égard des choses comme un dictateur à
l’égard des hommes : il les connaît dans la mesure où il peut les
manipuler. ”[186].
Il y a donc retournement de la Raison en son contraire. Ou plutôt, la Raison
des Lumières, qui se caractérise par son articulation du rationnel téléologique
au raisonnable, c’est-à-dire à la moralité politique, se présente en pratique
sous le seul aspect du rationnel. Et ce développement unilatéralement rationnel
de la Raison est paradoxalement à concevoir, dans le cadre de la Dialectique
de la raison, comme immanent au concept de Raison. Plus précisément,
Horkheimer et Adorno considèrent que si la Raison ne parvient pas à réaliser
son objectif de désacralisation des faits, cela vient du fait qu’elle confond
son effort pour “ coller ” à la réalité avec un refus de toute forme
de conceptualisation. Mais ce refus de conceptualisation est paradoxalement
impliqué par le développement même de la Raison.
2- Le singulier contre le concept :
Dans la Dialectique
négative, le “ refus ” de la conceptualisation semble devenir une
impossibilité viscérale, immanente cette fois au concept lui-même. Plus
précisément, le concept ne se développerait jamais que comme unification
synthétique arbitraire du donné, et donc comme violation plus ou moins
flagrante des qualités par lesquelles les choses se différencient les unes des
autres. Et le système que constitue le concept en général, et au sein duquel
s’articulent entre eux les concepts particuliers, semble devoir être fatalement
démasqué comme la façade honorable d’un positivisme dangereux, omniprésent dans
la pratique scientifique, et dont le singulier, c’est-à-dire le qualitatif, est
la cible toute désignée. Mais quelle valeur épistémologique peut-on accorder à
la réduction de l’idéalisme à la forme du système ? Dire que c’est le système qui “ évapore
le contenu en pensée ”[187],
n’est-ce pas là un idéalisme ? Plus précisément, ne sommes-nous pas en
présence d’une réduction elle-même idéaliste, c’est-à-dire permettant de
rejeter comme idéalistes des conceptions directement tournées vers la praxis,
vers l’activité sociale organisée ? Par ailleurs, on peut aussi se
demander si ce rejet de la forme systémique n’est pas corrélative d’un
enfermement stérile dans le fragment. En effet, le système est logiquement
immanent à la dialectique. Pour qu’il y ait relation dialectique entre deux
termes, il faut que ces deux termes aient une commune mesure tout en étant
irréductible l’un à l’autre. Plus précisément, la dialectique est toujours
relation entre le même et l’autre. Elle se caractérise donc par une tension
dynamique et constitue à ce titre une totalité antagonique. Que l’un des termes
de la relation soit réductible à l’autre ou que les deux termes soient absolument
hétérogènes, dans les deux cas, il n’y a pas de dialectique possible. Ainsi, la
dialectique implique la totalité, et la totalité est au fondement du système.
Aussi, il semble à première vue contradictoire de soutenir avec Adorno la
possibilité et la nécessité d’une dialectique débarrassée de la forme
systémique. L’alternative paraît plutôt devoir se situer entre une pensée
fragmentaire, non-dialectique, et une pensée dialectique visant par conséquent
la construction d’un système de connaissance total, c’est-à-dire embrassant la
totalité du réel.
En fait, pour bien saisir la démarche
d’Adorno, il est possible de la comparer à celle de Michel Henry. Comme ce
dernier, Adorno est soucieux de préserver le sujet, l’individu singulier,
contre sa réification possible dans des catégories qui laissent fatalement
échapper son intériorité vivante. Mais à la différence de Michel Henry, Adorno
ne rejette pas la démarche dialectique au profit d’un nominalisme
radical : “ une Aufklärung [c’est-à-dire la Raison, entendue dans sa
double dimension du rationnel et du raisonnable] conséquente régresse en
mythologie là où elle absolutise le nominalisme au lieu de pénétrer sa thèse de
façon dialectique ; là où, dans la foi en un donné ultime, elle interrompt
la réflexion. ”[188].
Ainsi, il s’agit pour Adorno de ré- injecter du mouvement dans les théories
générales, d’introduire des médiations
dans des catégories qui se posent à nous comme non problématiques. Derrière
cette démarche, le but est de démasquer les fausses unités, les réconciliations
arbitraires, c’est-à-dire imposées de l’extérieur, entre des pôles éminemment
irréductibles l’un à l’autre. Avec Adorno, c’est donc à une
libération/généralisation de la dialectique que nous avons à faire. Et cette
libération/généralisation de la dialectique appelle la réaffirmation et la
préservation du “ qualitatif ” comme moment de l’acte de
connaissance. En effet, Adorno critique comme positivisme l’assimilation de la
rationalité dans son ensemble à la seule faculté de quantification des
phénomènes. Toute connaissance implique une capacité à distinguer, capacité qui
témoigne, selon Adorno, de la valeur épistémologique du
“ qualitatif ” : sans la capacité à distinguer, “ la
fonction synthétique du penser, l’unification abstrayante ne serait pas
possible : rassembler du semblable signifie nécessairement le distinguer
du dissemblable. Or, c’est là le qualitatif ”[189]. Remarquons
ici que, pour Sève, cette capacité à distinguer ne constitue pas, à l’inverse
de ce que prétend manifestement Adorno, la moindre garantie contre
“ l’unification abstrayante ”. En effet, nous avons vu plus haut, à
travers la critique que fait Sève de la psychologie
“ différentielle ”, que pour lui la capacité à distinguer constitue
plutôt la façade de la “ fonction synthétique du penser ”. La pensée
de Sève et celle d’Adorno seraient donc diamétralement opposées sur ce point du
“ qualificatif ” : Adorno incrimine le concept et le système en
général tout en prêtant foi aux opérations de différenciation constitutives,
selon lui, d’un penser conceptuel. A l’opposé, Sève semble se méfier des
opérations conceptuelles, y compris et surtout des opérations de
différenciation, dans la mesure où elles lui paraissent porteuse d’une négation
de l’individu. En même temps, Sève ne considère pas que la source de tous les
maux historiques du sujet individuel (domination, répression, exploitation,
etc.) soit à chercher dans le penser,
le concept ou le système. Cette différence entre Sève et Adorno a des effets
sur leurs conceptions respectives du rapport entre individualité et travail.
Comme nous l’avons vu plus haut, Sève considère que la division du travail est
la base sociale de l’individuation chez l’homme. Dans le même temps,
l’individualité est distinguée de la personnalité – et de l’individu singulier
auquel renvoie directement la personnalité – par le fait qu’elle est absolument
sociale dans ses formes. Il y aurait donc, du point de vue de Sève, immanence
de l’individualité au travail. Or, si le qualitatif renvoie à la simple
particularité de l’individu, par opposition à sa singularité, cette immanence
de l’individualité au travail est également celle du qualitatif. Mais chez
Adorno, la place reconnue à la division du travail dans l’élaboration de l’individualité
ne semble pas avoir la même teneur que chez Sève. En effet, la division du
travail intervient chez Adorno comme une limitation en même temps que
comme un lieu d’élaboration du sujet qualitatif. Plus précisément, la division
du travail formerait le sujet qualitatif en même temps qu’elle tendrait à
l’uniformisation des sujets. Dans cette optique, Adorno semble attribuer
implicitement au sujet qualitatif une force propre qui fait qu’il ne se laisse
pas entièrement ramener à la division du travail. Plus précisément, Adorno
paraît considérer le sujet comme éminemment qualitatif, en deçà même de sa
détermination par la division du travail : “ Dans la chose, le
potentiel de ses qualités attend le sujet qualitatif et non son résidu
transcendantal, bien que le sujet ne se fortifie pour ce faire qu’à travers la
limitation propre à la division du travail ”[190]. Mais quel
est ce sujet qualitatif ?
S’agit-il de l’individu à l’individualité particulière ou bien de
l’individu singulier doué d’une personnalité propre ?
De fait, il y a chez Adorno un certain
flottement sémantique : étant donné que l’indice du qualitatif se trouve
dans la capacité à distinguer et donc à comparer entre eux plusieurs individus,
le sujet qualitatif semble être en toute logique l’individu particulier.
Cependant, d’autres passages de la Dialectique négative nous permettent
de postuler au contraire que le sujet qualitatif correspond à l’individu en
tant qu’il est singulier. Ainsi, Adorno affirme que “ la contradiction
entre universel et particulier a pour contenu que l’individualité n’est pas
encore et est pour cette raison mauvaise là où elle s’établit ”[191].
Par cette affirmation, il fait de l’individualité le but d’une réconciliation
de l’universel et du particulier, réconciliation dont la traduction historique
consiste en l’émancipation collective des individus particuliers.
L’individualité serait ainsi la trace d’une singularité ne pouvant s’épanouir
pleinement dans le cadre d’une société antagonique fondée sur le travail divisé
et qui ne connaît les individus que comme des êtres particuliers. Par
conséquent, les sujets qualitatifs désigneraient les individus en ce qu’ils
sont potentiellement singuliers, bien qu’actuellement simplement
particuliers. Dans ce contexte, la distinction introduite par Sève entre
individualité et personnalité n’a pas lieu d’être. Ou plutôt, la personnalité
paraît être résorbée par Adorno dans l’individualité qui, selon lui, est
actuellement fausse là où elle se déploie. On peut se demander si une telle
résorption ne contribue pas à réhabiliter un sujet idéalisé, c’est-à-dire
essentiellement extérieur à son être social, dont la représentation par le
biais de l’esthétique aurait pour finalité de nous “ guider ” dans la
pratique. Ce sujet correspond-il au contraire à une dimension déterminée de
l’existence concrète ? Par la
réduction de la personnalité à l’individualité, le sujet singulier, libre, est
considéré comme déjà présent dans la réalité. Mais en même temps, cette réalité
est présentée comme structurellement inadéquate au déploiement d’une libre
individualité. Ne retombe-t-on pas ici dans des interrogations propres à
l’idéalisme kantien qui posait, on le sait, la question du passage du
suprasensible au sensible, de l’ordre de la liberté à celui du déterminisme
naturel ? Simplement, c’est
l’extériorité a priori de ces deux ordres qui se trouve contestée par Adorno
comme par Horkheimer. Dès lors, ce qui doit permettre la jonction dans l’idéalisme
kantien entre ces deux ordres de réalité, acquiert avec Adorno un statut
ontologique : la faculté du jugement devient l’indice de la singularité de
l’individu concret actuellement prisonnier d’une division du travail qui entend
lui assigner ses qualités personnelles de l’extérieur, arbitrairement, et à
l’égard de laquelle il n’est donc qu’un pur réceptacle. L’esthétique devient un
foyer de résistance à partir duquel peut s’organiser une nouvelle réalité, qui
fournisse enfin à l’individualité morale l’espace nécessaire à son déploiement.
Mais le but d’Adorno n’est pas celui de Marcuse : la réconciliation de la
nécessité et de la liberté, de l’entendement et de la raison, apparaît
désormais comme une résignation non assumée devant une pratique essentiellement
néfaste pour l’individualité des sujets. Cependant, ce pessimisme dissimule une
ruse : le projet d’Adorno est de retourner contre elle-même la totalité
close, systémique, négatrice de la diversité de l’expérience sensible. Et dans
cette entreprise, le sujet singulier est plus une médiation qu’une fin. Contre
tout subjectivisme qui attaquerait de front la fausse unité du concept et qui
ne ferait donc qu’inverser mécaniquement le projet d’unification du donné
sensible porté par l’idéalisme classique, la dialectique négative vise
l’implosion du concept. En ce sens, la méthode inaugurée par Adorno s’apparente
à une véritable tentative de dépassement de l’opposition entre le matérialisme
du XVIII° siècle qui ne connaît que l’individu affectif, et un idéalisme
décomplexé de type hégélien qui ne voit dans la réalité concrète que le reflet
de l’auto-réalisation de l’Esprit. De fait, Adorno reconnaît, comme Horkheimer
et Marcuse, une positivité à l’idéalisme : “ Ce qui n’est pas perdu,
c’est la compréhension par l’idéalisme de ce que l’activité de l’esprit
s’accomplit comme travail aussi bien par les individus que par leurs
moyens et, dans son développement, rabaisse les individus à leur
fonction ”[192].
Ce qu’Adorno conteste dans l’idéalisme, c’est la transfiguration “ en
en-soi ” de “ l’activité générale qui absorbe les acteurs singuliers,
en faisant abstraction d’eux ”[193]. Ainsi,
Adorno paraît attribuer implicitement un primat ontologique à l’individualité
(au sens de singularité) sur la pratique universelle que constitue le travail,
tout en reconnaissant qu’actuellement, c’est le travail qui absorbe les
individualités particulières et les nie dans leur singularité. A cet égard, il
semble que la démarche d’Adorno consiste en une tentative “ d’historiciser ”
la dialectique idéaliste sans pour autant la considérer comme immanente à la
nature même des choses, c’est-à-dire tout en préservant, à l’inverse de Marx
tel qu’il est repris par Sève, une hypothétique essence des choses qui serait
extérieure et irréductible aux rapports des choses entre elles. Et cette
“ historicisation ” adornienne de la dialectique bénéficie forcément
au sujet plus qu’à l’objet, à l’individu singulier plus qu’à l’universel. En
effet, considérer que toute chose est un rapport conduit, dans l’optique
d’Adorno, à diluer toute singularité dans un mouvement infini sur lequel toute
prise ne serait que temporaire et donc artificielle. Bien plus, une telle
démarche réhabiliterait en creux un certain positivisme qui, comme nous l’avons
vu plus haut, ne peut conduire qu’à des résurgences de mythologie et
d’idéalisme vulgaire : elle résulterait de l’angoisse existentielle
suscitée par l’impossibilité, techniquement et idéologiquement organisée, de se
détacher des faits pour les réfléchir, qui aurait pour effet de raviver les
croyances en un monde des idées extérieur à l’histoire et dont chaque individu
aurait pour tâche de se rapprocher, dans la solitude de sa conscience.
3- Critique du paralogisme de l’identité / critique
de l’exploitation économique des individus singuliers :
On peut s’interroger
sur l’efficacité du projet d’Adorno. En effet, l’incidence pratique d’une
démarche qui consiste à miser sur le retournement de l’identité du concept contre
l’identité du concept pour préserver l’individu singulier face à la totalité
systémique ne paraît pas acquise. Il reste qu’au niveau théorique, la Dialectique
négative permet la compréhension de catégories économiques. Par sa critique
du “ penser identifiant ” et de l’hégémonie de la quantification,
Adorno entrevoit le concept de travail abstrait dont Sève déplorait la non
prise en compte par les freudo-marxistes : “ Le principe d’échange,
la réduction du travail humain au concept universel abstrait du temps de
travail moyen, est originairement apparenté au principe d’identification
(…) ; par l’échange, des êtres singuliers et des performances non-
identiques deviennent commensurables, identiques ”[194].
Mais qu’est-ce, en soi, que l’identité ?
Précisément, le principe de l’identité est le principe fondamental de
l’idéalisme qui pose que l’ordre objectif du monde implique, pour être pensé,
l’identité du sujet et de l’objet, c’est-à-dire l’identité du rationnel et du
réel. Or, c’est précisément la réalité de cette identité que la “ Théorie critique ”
questionne derrière le débat qu’elle mène avec l’idéalisme. En effet, pour
Adorno comme pour Horkheimer, l’unité du sujet et de l’objet paraît engendrer
l’impossibilité, pour le sujet comme pour l’objet, d’être identique à soi.
Autrement dit, le postulat de l’unité est considéré comme non respectueux de la
pluralité des identités. Bien plus, il semble incarner aux yeux des tenants de
la Théorie critique une sorte de violation de la singularité des phénomènes.
Sous prétexte de vouloir échapper au piège de la superstition, la Raison
identitaire tente d’expliquer chaque occurrence d’un phénomène particulier
comme une simple répétition. Ce faisant, elle empêche au phénomène d’être
identique à lui-même. Si chaque phénomène qui apparaît n’est que la répétition
à l’infini d’un modèle premier identique à lui-même, l’identité d’un phénomène
donné se trouve prise dans une relation de dépendance ontologique qui la nie
précisément. En tant que simple répétition d’une pure identité, le phénomène ne
peut être qu’identique à autre chose qu’à lui-même. Ainsi, le phénomène devient
aussi insaisissable et intangible qu’une pure fiction, ce qui entraîne
nécessairement la réhabilitation de la croyance en un destin, c’est-à-dire, en
dernier recours, la réhabilitation d’un terrain propice au développement des
mythologies. Mais surtout, l’illusion de la répétition à l’identique des
phénomènes naturels fournit un modèle social qui l’alimente en retour :
“ On inculque aux hommes assujettis (…) l’idée que les phénomènes naturels
récurrents et éternellement identiques sont la base du rythme de travail que
marque la cadence de la massue ou du bâton qui résonne dans chaque battement de
tambour, dans la monotonie de chaque rituel ”[195]
(La Dialectique de la raison, P.38). Ainsi, les individus
particuliers sont invités à communier dans une résignation qui leur est
présentée comme parfaitement naturelle. Dans ce contexte d’instrumentalisation
idéologique des lois de la nature, la reproduction à l’identique du système de
production est assuré. Plus précisément, par sa transposition au niveau du
travail social, l’identité jusque-là imparfaite des phénomènes naturels entre
eux atteint une réelle perfection. Dès lors, les concepts de la science moderne
trouvent forcément leur correspondance parfaite dans la nature, puisque
celle-ci est en fait déjà travaillée dans un sens qui la rend adéquate au rôle
que l’on cherche imperceptiblement à lui faire jouer dans la reproduction de la
coercition sociale : “ Même la forme déductive de la science reflète la
hiérarchie et la contrainte. Tout comme les premières catégories représentaient
l’organisation de la tribu et son pouvoir sur l’individu, l’ensemble de
l’organisation logique – la dépendance, la connexion, la progression et la
combinaison des concepts – se fonde sur les rapports correspondants de la
réalité sociale, c’est-à-dire sur la division du travail ”[196].
Cette méfiance à l’égard du principe
épistémologique d’identification, commune à Adorno et à Horkheimer lorsqu’ils
rédigent La Dialectique de la raison, est conservée par Adorno dans sa Dialectique
négative. Mais c’est au niveau de l’attitude adoptée à l’égard de
l’eudémonisme que se situe la rupture entre les deux ouvrages et que se dessine,
plus largement, la prise de distance d’Adorno vis-à-vis de la Théorie
critique telle qu’elle a été formulée par Horkheimer. Avec Adorno, le
souci eudémoniste de l’individualité concrète, dont on a vu plus haut qu’il
conduisait paradoxalement à l’oubli de ce qui préside à l’élaboration de
l’individualité, s’efface au profit d’un souci, plus abstrait, du singulier.
Plus précisément, dans le cadre de la Dialectique négative, le plaisir
sensuel, le bonheur des corps apparaît comme une fuite en avant face à la
domination sociale. Bien plus, Adorno considère que dans le contexte des
sociétés fondées sur la division du travail, toute forme de plaisir et de
satisfaction sert inévitablement les intérêts de l’ordre établi, la
reproduction à l’identique du mode de production capitaliste. De fait, les
tenants du libéralisme n’hésitent pas, pour légitimer le statu quo, à exhiber
le bonheur de ceux qui parviennent, directement ou indirectement, à tirer
profit de l’exploitation de la force de travail d’autrui. De façon plus
insidieuse, le développement de la culture d’entreprise, du management qui
impose aux salariés d’afficher une bonne humeur perpétuelle, témoigne
incontestablement de cette tendance de nos sociétés dites
“ modernes ” à la perversion du bonheur. Par conséquent, le plaisir
ne paraît pas constituer un tremplin solide pour une pratique
émancipatrice : le travail, entendue comme pratique universelle, confère à
l’individualité organique une plus grande teneur existentielle que le
plaisir ; c’est donc à partir du travail lui-même, contre sa division
sociale, qu’il convient d’envisager le déploiement d’une individualité morale.
Pourtant, ce n’est pas dans cette
direction qu’Adorno oriente son anti-eudémonisme. En effet, faire dépendre
l’individualité morale d’une action sur le travail divisé et les relations
sociales antagonistes qu’il fonde implique une certaine confiance en la
pratique transformatrice. Or, précisément, Adorno s’applique à fonder
l’impossibilité même de la pratique : “ Quelle que soit l’action que
l’individu ou le groupe entreprennent contre la totalité dont ils font partie,
cette action est contaminée par ce que la totalité a de mauvais, et celui qui
ne fait rien ne l’est pas moins. A cet égard, le péché originel s’est
sécularisé ”[197].
Dès lors, ce serait dans le “ bonheur de l’esprit ” que l’individu
particulier serait condamné à chercher refuge face à la totalité sociale fondée
sur le travail. Plus précisément, c’est dans la quête de ce bonheur de
l’esprit, qualitativement différent du bonheur sensuel que vise l’eudémonisme,
que l’individu particulier trouverait la seule occasion de développer sa
singularité. Cette attitude théorique d’Adorno, qui rentre en contradiction
directe avec le matérialisme dialectique, est profondément problématique en ce
qu’elle paraît se fonder sur une intuition religieuse plus que sur une
démonstration. De plus, elle s’avère être en elle-même contradictoire : si
toute attitude à l’égard de la pratique doit nécessairement s’inverser en son
contraire, si la passivité comme l’action en général revient à agir en faveur
de l’ordre établi, alors on comprend mal comment le penser objectif qu’Adorno
essaie de fonder contre le “ penser identifiant ” peut encore juger
et définir les possibilités sensibles de l’individu. Plus précisément, le
penser de la méthode dialectique négative nous paraît voué malgré lui à un
isolement radical vis-à-vis de la réalité sensible des individus vivants. Ne
devons-nous pas alors considérer que la “ dialectique négative ” est
elle-même tributaire de “ l’auto-destruction de la raison ” ?
Précisément, la dialectique négative est-elle un remède véritablement efficace
contre le renversement de la conceptualisation en mythologie ? Ne crée-t-elle pas plutôt elle-même les
conditions de ce renversement, renversement qu’elle mettrait en scène pour se
justifier en tant que démarche ?
Ce qui est certain, c’est que le faux- ancrage dans le réel par le biais
du bonheur sensuel laisse place, avec Adorno, à une abstraction ouvertement
idéaliste – le bonheur de l’esprit - qui permet négativement de mieux
saisir la complexité du travail social et du lien qui l’unit à l’individualité.
En fait, le maintien du mouvement dialectique au cœur même d’une pensée qu’il
faut bien appeler fragmentaire immunise cette dernière contre les reflux de son
idéalisme latent : “ La contradiction entre universel et particulier
a pour contenu que l’individualité n’est pas encore et est pour cette raison
mauvaise là où elle s’établit ”[198].
Ainsi, il ne serait pas possible de miser sur d’hypothétiques individualités
dont l’accomplissement n’aurait pas attendu l’abolition du travail divisé pour
sauver le singulier de son absorption par le concept et la totalité sociale qui
lui correspond. Pourtant, dans un autre passage de son ouvrage, Adorno affirme
que “ l’individualité est à la fois le produit de la pression sociale et
le foyer de la force qui y résiste ”[199] ;
de telle sorte qu’il faudrait malgré tout miser sur l’individualité mauvaise
pour rendre compte du passage à une société débarrassée de l’échange. Le
maintien d’une telle contradiction n’est-elle pas le reflet du pessimisme
viscéral d’un auteur qui refuse a priori toute pratique transformatrice ? Adorno reconnaît en tous cas le caractère
insoluble de la contradiction puisqu’il écrit que “ c’est seulement quand
il est exempté de la pratique universelle que l’individu est capable d’une
pensée dont aurait besoin une pratique transformante ”[200].
1- Le travail comme “ activité rationnelle par
rapport à une fin ” :
D’une certaine
manière, il est possible de considérer la démarche de Habermas comme une
deuxième alternative, à côté de celle d’Adorno, à la tendance eudémoniste des
premières formulations de la Théorie critique. Ceci dit, la question de la
singularité et du rôle à attribuer au bonheur face au travail n’y est plus
directement évoquée. Avec Habermas, en effet, la question de savoir si
l’individualité doit être comprise comme forme sociale du rapport de l’individu
au travail, ou bien comme singularité irréductible au domaine de la praxis,
devient en soi obsolète. Plus précisément, la notion même d’individualité nous
paraît laisser place, chez Habermas, à la notion de personne, mais cette fois
entendue dans un sens juridico-moral qui la différencie de la personnalité
psychologique thématisée par Sève. Désormais, c’est le langage de la
communication qui fournit le socle et le milieu d’élaboration de l’individu.
Or, la théorie de la communication développée par Habermas est indissociable
d’une refonte du matérialisme historique qui, comme nous allons le voir,
implique un remaniement du concept marxien du travail.
La thèse générale de Habermas consiste en une caractérisation des
sociétés capitalistes avancées par la place que ces sociétés attribuent à
la science et à la technique. Selon Habermas, on assisterait dans nos sociétés
dites “ modernes ” à une fusion progressive de la science et de la
technique qui ne serait pas sans conséquence sur le travail, et dont la prise
en compte appellerait une redéfinition de l’idéologie. Au niveau pratique, le
phénomène de fusion de la technique et de la science se traduirait par une
sorte de colonisation de l’ensemble des sphères d’activité sociale par un mode
d’activité purement téléologique, consistant entièrement dans l’élaboration
unilatérale de moyens adéquats à des fins toujours fixées d’avance, en dehors
de la communication, c’est-à-dire indépendamment de toute concertation
inter-individuelle. Derrière ce portrait de la “ modernité ”, c’est
une remise en cause radicale des dérives bureaucratiques et technocratiques qui
se fait jour. Mais cette remise en cause ne se confond pas avec une critique
libertaire, qui poserait l’individu dans une opposition frontale vis-à-vis du
pouvoir. En effet, Habermas semble considérer que la société moderne, en dépit
de sa tendance technocratique, conserve en son sein la possibilité d’une
discussion publique authentiquement libre. Dès lors, il n’y aurait qu’à
s’approprier, par l’interaction langagière elle-même, l’espace nécessaire à une
telle discussion, en recherchant donc d’emblée le consensus et non
l’opposition. C’est cette possibilité d’une communication transparente dans le
cadre d’une société fondée sur la division du travail qu’il nous faut
interroger ici. Si une libre discussion peut s’instaurer entre les membres de
la société, en dépit des oppositions de classe qui structurent cette dernière,
cela signifie que l’individualité n’est pas ontologiquement rivée au procès de
travail et qu’elle peut trouver dans la communication les conditions de
développement d’une singularité. En effet, une communication libre, au cadre
mouvant, suppose logiquement des sujets raisonnables, conscients, capables de
discernement, et donc capables de se démarquer par des prises de position
personnelles qui ne soient pas immédiatement dictées par des intérêts pratiques
liés à leur position dans la totalité sociale.
Il semble que, pour crédibiliser sa présentation de la communication
comme une alternative à l’instrumentalisation des sujets, Habermas ait été
amené à amputer le concept de travail hérité de Marx. En effet, Habermas réduit
le travail à “ l’activité rationnelle par rapport à une fin ”[201].
Ce faisant, le travail perd la double dimension, abstraite et concrète, que lui
reconnaît Marx. Plus précisément, Habermas semble ignorer le fait que le
travail, qui consiste en une production de valeur d’usage, se trouve en même
temps soumis, dans le cadre du mode de production capitaliste, à une logique de
recherche du profit vis-à-vis de laquelle il n’est que travail abstrait,
c’est-à-dire travail mesuré en “ temps de travail ”. Habermas ne paraît
pas tenir compte du fait que le travail est mise en activité d’une “ force
de travail ” qui peut produire plus de valeur qu’elle n’en coûte et qui
crée de ce fait une richesse qui la dépasse et lui impose ses règles par le
biais du capitaliste, c’est-à-dire de celui qui possède les moyens de
production. Dans le cadre du Capital, en tous cas, le travail n’est pas
réductible à l’activité téléologique. S’il est avant tout mise en œuvre de
moyens pour satisfaire une fin concrète (la production de valeurs d’usage
déterminées), il est également lui-même le moyen d’une autre fin, celle de la
pure accumulation de capital. En ne tenant pas compte de cette double dimension
du travail, la démarche de Habermas présente à l’égard de celle d’Adorno une
certaine faiblesse qui se traduit, selon nous, dans une simplification de la
notion d’individualité. En effet, si le travail n’est qu’une activité
rationnelle par rapport à une fin dont le succès dépend de l’adéquation des
moyens par rapport à des fins toujours particulières, alors l’individualité qui
s’y attelle est purement formelle. Plus précisément, l’individualité au travail
n’est au fond qu’organique, dans le sens où les seules facultés conscientes
qu’une activité instrumentale ou stratégique appelle pour sa réalisation ne
sont que des facultés rationnelles (de pur calcul économique ou
d’évaluation fondées sur des systèmes de valeurs), tournées directement ou
indirectement vers la satisfaction de besoins. L’individualité au travail
serait en ce sens purement extérieure, c’est-à-dire privée du moment de
réflexivité sur soi qui fournit l’indice de facultés raisonnables
permettant de participer, dans le cadre d’une discussion publique, à
l’élaboration des besoins eux-mêmes et des objectifs en général. Aussi, par
cette réduction du travail à une activité rationnelle par rapport à une fin,
l’interaction communicationnelle peut aisément être posée, après coup, comme
indépendante du travail. Elle représente une logique radicalement autre que
celle du travail : “ interaction médiatisée par des symboles ”,
l’activité communicationnelle obéit “ à des normes en vigueur de
façon obligatoire, qui définissent des attentes de comportements réciproques et
doivent être nécessairement comprises et reconnues par deux sujets agissants au
moins ”[202]. A
l’opposé de l’interaction, le travail dépend de règles techniques faisant
l’objet d’un apprentissage par chaque individu particulier, monologique, en
dehors de toute pratique intersubjective. Il y aurait donc extériorité fondamentale
de l’individualité morale, raisonnable, vis-à-vis du travail : “ Les
règles apprises de l’activité rationnelle par rapport à une fin nous mettent en
possession de différents savoir-faire ; les normes intériorisées
nous inculquent certaines structures de personnalité ”[203].
Cependant, Habermas considère qu’il y a antériorité logique de l’interaction
communicationnelle sur le travail. Cette antériorité n’invalide-t-elle pas la
réduction du travail à l’activité rationnelle par rapport à une fin ? Plus précisément, l’antériorité supposée de
l’interaction sur le travail n’a-t-elle pas pour conséquence de nous empêcher
de concevoir en soi le travail comme pure limitation de
l’individualité à des opérations instrumentales et stratégiques ? Mais le travail, pour Habermas, est-il
vraiment en soi activité rationnelle par rapport à une fin ? Habermas ne vise-t-il pas simplement le
travail tel qu’il apparaît dans le contexte du capitalisme avancé
? Autrement dit, il faut s’interroger
ici sur la teneur critique de la réduction opérée par Habermas.
Précisément, comme nous l’avons expliqué plus haut, la réduction du
travail à une activité rationnelle par rapport à une fin est éminemment
problématique lorsqu’il s’agit de rendre compte du phénomène de plus-value,
phénomène qui requiert pour sa compréhension la prise en compte de
l’originalité de la “ marchandise ” force de travail.
Incontestablement, il se peut que le travail dans la société capitaliste
apparaisse parfois comme une activité unilatérale. L’automatisme, l’assignation
de l’ouvrier à des tâches répétitives, fondent une telle impression. Mais s’il
y a automatisation, machinisme, c’est bien pour augmenter la productivité du
travailleur. L’apparition d’un type original – le travailleur parcellaire – ne
traduit pas une tendance du travail lui-même, entendu comme activité
universelle générique de l’homme. C’est bien parce que le travail est soumis à
une finalité historique – le profit - dont il est pourtant lui-même la
substance, qu’il devient parcellaire et conditionne dès lors l’individu comme
être parcellaire.
Cependant, le travail n’est pas simplement,
chez Habermas, activité rationnelle par rapport à une fin ; il est
également défini, dans une perspective hégélienne, comme milieu de
formation de l’esprit. En fait, c’est par le biais d’un retour au Hegel des Leçons
d’Iéna que Habermas propose cette définition générale. Selon Habermas,
“ dans ses Leçons d’Iéna, Hegel a mis au fondement du processus de
formation de l’esprit une systématique particulière, qu’il a abandonnée par la
suite ”[204]. Cette
systématique se comprend comme l’articulation de trois modèles de relations
dialectiques qui médiatisent, chacun de façon spécifique, le sujet et
l’objet : la représentation symbolique, le processus de travail, et
l’interaction sur la base de la réciprocité. Habermas insiste sur le fait qu’il
ne s’agit pas là d’étapes dans la formation de l’esprit, mais bien plutôt de
milieux reliés entre eux de façon dialectique : “ ce n’est que par le
lien dialectique entre la symbolisation du langage, le travail et l’interaction
qu’est déterminé le concept de l’esprit. ”[205].
Dès lors, c’est finalement l’esprit qui doit être conçu comme milieu. Or, une
telle conception de l’esprit implique une réévaluation du concept du moi hérité
de l’idéalisme kantien. Chez Kant, le moi est l’ “ unité pure se
référant à elle-même ” ; la subjectivité du moi, la “ relation
que le sujet se sachant lui-même entretient avec lui-même ”[206].
Pour Hegel, la réflexion sur soi est le produit de “ la dialectique du moi
et de l’autre dans le cadre de l’intersubjectivité de l’esprit ”[207].
Le moi n’est donc pas ce à partir de quoi la relation intersubjective peut
s’enclencher : il se constitue bien plutôt dans et par cette relation.
Cependant, Hegel “ fait entrer le moi sous la catégorie de
l’universel ”[208].
Or, le moi “ est un universel parce que c’est un moi abstrait ”[209].
Dans cette perspective, l’individualité n’apparaît pas par la diversité
empirique des consciences, mais par l’abstraction de tous les contenus de
conscience. D’un autre côté, “ cette même catégorie du moi est aussi une
invitation à penser à chaque fois un sujet déterminé qui, dans la mesure où il
se dit je à lui-même, s’affirme comme sujet inaliénablement individuel et
unique ”[210]. Ainsi, le
concept hégélien du moi est identité de l’universel et du singulier, identité
qui se produit comme tel dans un milieu au sein duquel le moi est immédiatement
en rapport avec un autre moi. Dès lors, l’interaction est bien constitutive des
sujets. En ce sens, elle peut être conçue comme la toile de fond des autres
médiations sujet/objet que sont le travail et le langage. Mais pour autant,
selon Habermas, ces deux médiations ne peuvent être entièrement résorbées dans
l’interaction. De ce fait, l’interaction conserve et doit conserver une
position de surplomb. Mais c’est dans leur rapport à l’interaction que les
caractéristiques respectives du travail et du langage apparaissent. Le travail
exige la mise en suspens de la satisfaction pulsionnelle immédiate et la
soumission du sujet aux lois de l’objet. En ce sens le travail est avant tout
réification du sujet. Cependant, par la soumission initiale du sujet aux règles
techniques, la réification est dépassée : “ le résultat d’une
expérience grâce à laquelle je peux à mon tour faire travailler la nature pour
mon compte devient disponible pour moi dans les outils ”[211].
En s’appuyant ici sur Hegel, Habermas semble ainsi considérer le processus de
travail comme le lieu d’un élargissement de l’individualité. Mais il ne conçoit
visiblement le processus de travail que dans ses moments abstraits ;
c’est-à-dire qu’il ne le considère pas du point de vue pratique de sa division.
Dès lors, le travail apparaît forcément comme un moyen de satisfaire des
besoins, et non comme une activité de dépouillement : “ le processus
du travail finit lui aussi avec la satisfaction médiatisée grâce aux biens de
consommation produits et avec une réinterprétation par contre-coup des besoins
eux-mêmes ”[212].
Or, une telle “ réinterprétation ” ne suppose-t-elle pas une liberté
que le travail divisé ne permet pas ?
Dans L’Idéologie allemande, Marx a montré que dans le cadre du
travail divisé, chaque individu ne désire que ce que sa classe désire. Il
semble ici que cet apport de Marx soit négligé par Habermas. De fait, Habermas
ne reconnaît pas aux classes sociales un rôle prépondérant dans la
formation des sujets : plus précisément, le travail paraît n’être envisagé
chez Habermas que comme production en général, c’est-à-dire comme production
dissociée de la productivité, notion qui permet de penser le travail comme le
lieu d’une opposition d’intérêts et comme l’enjeu d’une lutte de classe. C’est
dans l’optique d’une telle dissociation que Habermas peut reprocher à Marx de
n’avoir pas rendu compte du lien entre travail et interaction : “ une
analyse précise de la première partie de L’Idéologie allemande montre
que Marx n’explique pas à proprement parler le lien entre travail et
interaction, mais (…) qu’il fait remonter l’activité communicationnelle à
l’activité instrumentale. (…) cette activité instrumentale devient le paradigme
qui permet de produire toutes les catégories ; tout est absorbé dans le
mouvement propre de la production ”[213].
Ne faut-il pas avoir préalablement dissocié la production de la productivité
pour pouvoir postuler la possibilité d’une interaction
communicationnelle sur des bases de réciprocité, d’égalité et de liberté
? La prise en compte de la productivité
et des rapports sociaux qu’elle structure ne rend-elle pas cette possibilité
quelque peu utopique ? L’idée d’une discussion exempte de domination ne
renvoie-t-elle pas à un individu fictif, fonctionnel, c’est-à-dire
exclusivement déterminé selon les besoins de la théorie ? C’est en revenant sur la nature du langage
de la communication que nous parviendrons à répondre à ces questions.
3- L’idéalisme caché de la communication :
Comme nous venons de
le démontrer, l’interaction communicationnelle surplombe le travail. Cela ne
signifie pas que le travail soit possible indépendamment de toute
communication, mais simplement que les normes sociales auxquelles obéit
l’activité communicationnelle sont indépendantes de l’activité
instrumentale : “ Certes, les règles techniques ne sont élaborées que
dans les conditions de la communication linguistique, mais elle n’ont rien de
commun avec les règles communicationnelles de l’interaction. (…) Les
normes sans lesquelles l’action complémentaire dans le cadre d’une tradition
culturelle ne peut s’institutionnaliser et se maintenir sont indépendantes de
l’activité instrumentale ”[214].
Par contre, l’activité stratégique présente une plus grande proximité vis-à-vis
de l’activité communicationnelle. En effet, selon Habermas, “ on peut
comprendre l’activité stratégique comme un cas limite de l’activité
communicationnelle, qui intervient dès lors que la communication en termes de
langage ordinaire cesse de fonctionner comme moyen d’assurer le consensus et
que chacun adopte vis-à-vis de l’autre une attitude objectivante ”[215].
En creux, cette proximité nous permet de saisir la nature du langage de
l’interaction communicationnelle. Précisément, il s’agit du langage
“ ordinaire ” intersubjectivement partagé, par opposition au
“ langage dépourvu de contexte ” dans lequel on énonce des lois
générales et des maximes. En ce sens, on peut dire que l’activité
communicationnelle implique et constitue les sujets. Plus précisément,
l’activité communicationnelle semble réclamer une individualité morale qu’elle
est seule, par ailleurs, à pouvoir conférer à l’individu concret. En effet,
Habermas définit l’activité communicationnelle comme “ une interaction
mise en œuvre au moyen de symboles ” et qui “ obéit à des normes
ayant valeur d’obligation et définissant des attentes de comportement
réciproques ”[216].
Or, ces normes “ doivent être comprises et reconnues par au moins deux
sujets agissants ” et leur validité est en même temps “ garantie par
une reconnaissance intersubjective fondée sur un consensus au
sujet des valeurs ou sur l’entente ”[217].
Ainsi, en amont comme en aval de l’activité communicationnelle, il y a les
sujets. Et ces sujets ne sont donc pas des sujets singuliers, mais simplement
des sujets communs qui communiquent quotidiennement, à tous les échelons
de la vie sociale, par le langage ordinaire. Ou plutôt, si l’on doit considérer
qu’un individu donné ne se singularise que dans l’activité communicationnelle,
ce n’est pas, en tous cas, son degré de singularité qui fait de lui un
locuteur, un partenaire de la communication. Précisément, il ne semble pas que
la théorie habermassienne requiert un locuteur-partenaire idéal dont il
s’agirait de décrire la genèse.
Mais n’y a-t-il pas, derrière cet ancrage
de l’activité communicationnelle dans le monde vécu quotidien, un idéalisme
caché ? Le primat de
l’intersubjectivité sur la subjectivité individuelle, que Habermas semble
vouloir fonder théoriquement, ne dissimule-t-il pas une volonté de diluer le
sujet dans un flux communicationnel dans lequel il perd toutes ses
déterminations sociales et devient de fait assimilable à un sujet
abstrait ? Précisément, en misant
sur le langage “ ordinaire ” pour rendre compte de l’activité
communicationnelle censée relativiser l’influence des sphères d’activités
instrumentales sur la vie sociale des individus, Habermas paraît tenir pour
acquise l’extériorité du langage vis-à-vis de l’idéologie. Plus clairement, le
langage ordinaire serait doté d’une force particulière qui justifierait que
nous ne le réduisions pas aux instrumentalisations dont il fait l’objet. Mais
quelle est l’indice de cette force ?
A partir de quelle expérience concrète peut-on l’identifier ?
En fait, Habermas mise sur le langage ordinaire en
tant que ce dernier est performatif, c’est-à-dire en tant qu’il possède en
lui-même la capacité de créer les situations propices à l’instauration d’une
discussion publique exempte de domination. Cela signifie que les sujets n’ont
pas à faire de travail particulier sur eux-mêmes, pour se dégager par exemple
de l’idéologie de la classe à laquelle ils appartiennent, avant d’entrer en
communication. La seule exigence éthique préalable à la communication, c’est
que chacun se considère lui-même comme un sujet et présuppose s’adresser à des
sujets qui lui sont égaux. Certes, il serait sans doute idéaliste de croire
possible, comme Rawls, une mise entre parenthèse, par un passage sous un
“ voile d’ignorance ”, de la position sociale de chaque sujet et des
intérêts particuliers immanents à cette position. Mais, selon nous, la théorie
habermassienne de la communication ne l’est pas moins. En effet, qu’est-ce qui
peut contraindre des locuteurs à entrer dans une discussion exempte de
domination, puisque les principes éthiques eux-mêmes ne sont fondés que par la
discussion ? Certes, dans la
mesure où l’on mise sur la puissance performative du langage de la
communication, on doit considérer que la communication n’est jamais réellement
interrompue et n’a pas non plus de commencement absolu. Dès lors, des sujets
qui refuseraient la communication ne sauraient s’hypostasier longtemps dans
leur refus. Plus précisément, la communication ne reposant que sur elle-même,
elle est toujours, dans l’optique de Habermas, susceptible d’être rétablie.
Mais c’est justement ce primat de l’intersubjectivité et de la communication
sur les activités stratégiques qui utilisent le langage à des fins intéressées
que nous remettons ici en cause. En posant un tel primat, Habermas paraît
comprendre les situations d’instrumentalisation du langage comme de simples ruptures
dans une communication intersubjective éminemment consensuelle. Or,
n’est-ce pas le propre du pouvoir dans les démocraties de marché que de
toujours présenter les négociations entre partenaires sociaux comme des
discussions libres et équitables entre partenaires égaux, pour mieux
dissimuler l’existence de rapports de forces par définition déséquilibrés ?
Jusqu’ici, nous n’avons décrit et discuté l’activité
communicationnelle que de façon schématique, sans la rattacher explicitement à
la théorie des “ systèmes ” forgée par Habermas. Par cette démarche,
nous avons cherché à montrer les problèmes que contient déjà en soi l’abandon
de la perspective monologique de la conscience héritée de l’idéalisme au profit
de la communication dès lors considérée comme première sur les subjectivités
particulières. C’est pourtant au sein d’une théorie qui rend compte de la
société moderne en terme de systèmes que la théorie de l’activité communicationnelle
prend, comme nous allons le voir, tout son sens. Selon Habermas, le capitalisme
“ avancé ” se caractérise essentiellement par l’action conjuguée de
deux systèmes fonctionnels : l’argent et le pouvoir, c’est-à-dire le marché
et l’administration. Face à ces deux systèmes, il y a le “ monde
vécu ”, réservoir de sens commun à partir duquel se pérennise une
“ tradition culturelle ”, et qui est régi par la discursivité immédiate du langage ordinaire.
Or, précisément, l’activité communicationnelle n’a pas vocation à s’hypostasier
dans le monde vécu qui lui donne forme, mais bien à contrecarrer de façon
dynamique, en se transformant en pratique discursive juridico-politique, les
logiques respectives du marché et de l’administration. C’est donc en rattachant
l’activité communicationnelle à la sphère du droit que nous pourrons discuter
de sa nature et de ses conditions de possibilité dans la société de classes.
Dans sa Théorie générale, Jacques Bidet reprend la théorie des systèmes
développée par Habermas, pour la confronter à la vision du droit qui la
sous-tend. Et cette confrontation fait apparaître une “ régression ”
de Habermas par rapport à Marx : “ Le marxisme, fier de ses
découvertes, a souvent succombé au schématisme qui rapporte l’individu à sa
place dans une structure. Mais la construction de Habermas, qui met face à face
monde vécu et système, si complexe que soit la représentation qu’il donne de
l’un et de l’autre, ignore la structure, en ce qu’elle n’est pas système
(fonction, sphère, etc.), mais clivage de classe ”[218].
Plus précisément, Habermas ne comprend pas le lien qui rattache les systèmes du
marché et de l’organisation à la structure de classes de la société
capitaliste. Et il semble que ce défaut théorique de Habermas tienne à sa
conception essentiellement abstraite du travail que nous avons évoqué plus
haut. Dans Le Capital, Marx développe l’idée d’un
“ renversement ” du rapport marchand en rapport capitaliste
d’exploitation à partir de la prise en compte de la nature particulière de la
force de travail à partir de laquelle on mesure la valeur des marchandises
produites. Le marché n’a donc pas en lui-même de logique pure qui serait celle
de l’argent. En tant qu’il se présente toujours historiquement dans sa forme
capitaliste, le marché présuppose l’affrontement de deux logiques
antagonistes : la production proprement dite des valeurs d’usage et le
profit que réalise le capitaliste en exploitant la force de travail. Dès lors,
on ne saurait assigner une place fixe au marché. Le marché est avant tout un
rapport conflictuel, et non un système fonctionnel qu’il faudrait contrecarrer
de l’extérieur, par une parole publique pure de toute détermination marchande.
Précisément, Habermas semble attribuer au droit une neutralité parfaite,
neutralité qui n’est pas concevable dans une société structurée par l’existence
de classes antagoniques. A partir de cette critique de Habermas, que peut-on
dire de la question du rapport de l’individualité au travail ? Habermas est-il simplement un idéaliste qui
réactive une conception abstraite de l’individualité en fondant cette dernière
dans une sphère juridique prétendument autonome à l’égard des rapports de
production ?
Au regard de la logique interne de la théorie des
systèmes, la réponse à cette question est négative. En effet, l’enracinement
des partenaires de l’activité communicationnelle dans le monde vécu,
c’est-à-dire dans la sphère de la culture, nous interdit d’attribuer à Habermas
une vision immédiatement abstraite de l’individualité. Le monde vécu n’étant
pas pensé comme structure de la société, les individus qui s’y
rattachent et y déploient leur subjectivité ne sont pas réductibles à la
totalité sociale antagonique fondée sur la praxis et au sein de laquelle ils ne
sont que des individus de classe. Mais en tant que la catégorie de monde vécu
vient occulter celle, héritée de Marx, de la structure, l’individualité figurée
par Habermas devient abstraite. C’est donc médiatement, par la confrontation de
la théorie habermassienne des systèmes avec le matérialisme historique, que
nous pouvons critiquer comme évanescente l’individualité que présuppose
l’activité communicationnelle. En même temps, la théorie de Habermas fait
apparaître certaines insuffisances de Marx : le matérialisme historique,
en tant qu’il fait de la classe sociale le sujet de la transformation
révolutionnaire, tend à ne considérer l’individu concret que par le biais de
son appartenance à une classe déterminée. Dans cette perspective, la singularité
de l’individu est niée, ou du moins rejetée en marge de l’histoire. En
cherchant à établir l’autonomie de l’individu à l’égard des rapports de
production, Habermas crée les conditions d’une prise en compte du rôle de
l’individualité singulière dans l’évolution des formes que prend la société.
Plus précisément, il invite à une pratique politique qui, en tant qu’activité
fondée sur la communication, repose forcément sur la volonté d’un individu
conçu et interpellé comme publiquement responsable devant autrui et devant
lui-même. Cette potentialité de la théorie de Habermas se présente à nous négativement
par le biais d’une réaffirmation de la nécessité d’une critique spécifique de
l’idéologie et de ses instruments (médiatiques, institutionnels, etc.).
L’idéologie doit faire l’objet d’une critique particulière, sans quoi toute
perspective de transformation sociale est d’emblée paralysée. L’action sur des
bases économiques ne saurait éduquer à elle seule les citoyens et les amener à
des pratiques exemptes de domination.
En tant que sa conception de l’activité
communicationnelle comme pratique juridico-politique implique une
interpellation permanente des individus concrets comme des individus libres et
responsables qu’ils ne sont pas, et ne peuvent pas être dans une société de
classe fondée sur la division du travail, Habermas peut être tenu pour un
idéaliste. Mais son idéalisme ne nous paraît pas incompatible avec le
matérialisme historique, pour autant que celui-ci ne se résorbe pas entièrement
dans une “ dialectique historiciste ” qui pose l’organisation
rationnelle et raisonnable de la société comme horizon d’un marché au sein
duquel les sujets seraient entièrement réifiés, malgré leurs rapports
formellement libres et égaux. Que reste-t-il du matérialisme historique, une
fois détaché de la dialectique historiciste que lui a donné Marx ? Il reste, entre autres choses, la
compréhension qu’il permet du phénomène de la plus-value et de l’irrationalité
de la recherche du profit. Or, cette compréhension est au fondement de la prise
en compte de la structuration de la société en classes antagoniques, dont l’une
ne tire son existence que de l’autre et représente en ce sens une aberration.
Selon nous, ce n’est pas la dissociation entre le
travail et l’interaction qui est en elle-même contestable, mais simplement sa
présentation comme une réalité immédiatement existante, présentation qui, si
elle n’est pas entièrement assumée par Habermas, transparaît malgré tout sans
équivoque dans la non prise en compte de la double dimension du travail dans le
contexte du capitalisme. Ce que nous contestons ici, c’est l’utilisation que
fait Habermas de sa propre dissociation comme d’un écran sur les rapports
d’exploitation à l’égard desquels tous les individus n’occupent pas la même position
et ne peuvent donc légitimement être placés d’emblée dans une discussion
bilatérale qui fasse abstraction des inégalités de fait, que les uns subissent
et que les autres organisent.
Mais en elle-même, la dissociation méthodologique
du travail et de l’interaction nous semble être une nécessité théorique et
pratique : théorique, dans le sens où elle permet de rendre compte du
passage à une société libre et sans classe, en réintroduisant l’individualité
comme sujet intervenant dans l’histoire et faisant se mouvoir la classe ;
pratique, dans la mesure où, l’interpellation des individus en sujets, dont
elle est la condition idéologique, peut laisser espérer que la fin de l’exploitation
s’accompagne immédiatement d’une disparition de la domination.
Ainsi,
nous pensons être désormais en mesure d’apporter une réponse définitive à la
question de savoir s’il est possible de se soucier de l’individualité sans pour
autant retomber dans l’idéalisme. Précisément, il ne semble pas que le souci de
l’individualité morale, psychologique, ou plus simplement organique, affective,
puisse être isolé de toute perspective idéaliste. Cependant, derrière cette
question initiale, une autre question est apparue progressivement dans notre
sujet, celle de savoir si l’idéalisme ne serait pas le cadre fluctuant mais
nécessaire de tout matérialisme. En effet, nous avons d’abord tenté de
contester à l’idéalisme la notion d’individualité en général, alimentant par là
l’idée que cette notion aurait été originellement arrachée à un matérialisme
réprimé parce que trop subversif. Cependant, nous nous sommes peu à peu aperçu
que l’idéalisme constitue un élément incontournable pour toute prise en compte
de l’individualité, et finalement aussi de l’individu concret auquel se rapporte
cette individualité.
Certes, le matérialisme du XVIII° siècle
implique lui-même une certaine conception de l’individu singulier. Empreint
d’hédonisme, ce matérialisme, que l’on peut qualifier d’ontologique, considère
que l’individu affectif, sensitif, est la réalité ultime. Mais, ce faisant, il
hypostasie l’individu hors du mouvement de l’histoire et ne permet pas de
cerner l’impact des rapports sociaux sur la constitution d’individualités
singulières, ou du moins particulières.
Aussi, le matérialisme ontologique du
XVIII° siècle dissimule un certain positivisme qui, sous prétexte de coller aux
choses sensibles, aux affects, vide finalement l’individu de toute substance.
Or, comme nous l’avons vu avec Adorno, le positivisme fournit un terrain propice
au développement de la mythologie, des idéalisations, et donc, en dernier lieu,
de l’idéalisme dans sa forme non-dialectique.
Cependant, nous avons pris soin de ne pas
résumer Marx à ce matérialisme avec lequel il rompt d’ailleurs explicitement au
moment des Thèses sur Feuerbach. Dans la dixième Thèse, en effet,
Marx oppose un “ nouveau matérialisme ” au matérialisme ontologique
qui influence Feuerbach. Désormais, l’homme est à concevoir comme
“ ensemble des rapports sociaux ”. Dans cette nouvelle optique,
l’individu n’est plus seulement une réalité affective, sensitive, contre
laquelle viendrait buter de l’extérieur les phénomènes d’aliénation que sont la
religion et le travail. L’individu est défini comme être concret, c’est-à-dire
social, et il est opposé à l’individu du matérialisme ontologique dénoncé comme
individu abstrait.
Cependant, le nouveau matérialisme,
matérialisme “ historique ” auquel Marx donne une forme achevée dans Le
Capital, nous a paru tendre nécessairement à un oubli de l’individu sensitif
sans lequel il n’y a pas, pourtant, d’individu social. Plus précisément, le
matérialisme historique nous a semblé substituer une réduction à une autre. Et
nous avons montré comment la réduction de l’individu à sa place dans la
structure de la classe empêche de rendre compte théoriquement du passage de la
société fondée sur le mode de production capitaliste à la société libre et sans
classe annoncée par Marx lui-même comme horizon inéluctable de l’histoire.
Pour parvenir à cette thèse, c’est le
concept de travail qui nous a servi de fil conducteur. Dans un premier temps,
nous avons vu avec Marx comment la thématique de l’aliénation du travail,
développée dans les Manuscrits de 44, articule nécessairement le souci
de l’individualité au concept général d’Homme. En effet, en étudiant
l’aliénation du travail par le biais du rapport de l’ouvrier au produit du
travail mais aussi au travail lui-même, Marx montre que le travail est aliéné
dans la mesure où il rend l’espèce humaine étrangère à l’homme particulier.
Aussi, nous avons considéré que l’individualité libre est bien, dans l’optique
feuerbachienne du jeune Marx, une projection en elle-même idéaliste qui
sous-tend la critique de l’aliénation. Pourtant, comparée à l’individualité
abstraite ne tirant sa jouissance et sa réalité que de l’instrumentalisation
d’autrui dans le système de l’échange, cette individualité de l’homme libre
immanent à la future société sans classes nous est apparue comme plus tangible.
Dans cette optique, nous nous sommes étonnés que l’abandon de la problématique
du travail aliéné, initié à partir de L’Idéologie allemande, ne se
traduise pas directement par une dévalorisation de l’individualité, mais
simplement par son historicisation. En effet, le travail, étudié par le biais
des évolutions historiques de sa division, fonde un processus
d’individualisation perpétuelle. Dès lors, notre tâche a été de cerner les
formes historiques de l’individualité. Par cette enquête, centrée
essentiellement sur L’Idéologie allemande, nous sommes cependant
retombés sur le problème que nous avions déjà fait apparaître par notre étude
des Manuscrits de 44. En effet, reprenant la dichotomie marxienne entre
instruments de production naturels et instruments de production issus de la
civilisation, nous avons montré que la seule alternative dans le cadre de la
division du travail naturelle et sociale paraissait se situer entre
l’individualité historiquement bornée mais organiquement intacte de l’individu
seulement soumis aux puissances naturelles, et l’individualité ontologiquement
bornée de l’individu formellement indépendant dans le contexte de la division
sociale du travail. Echouant avec le Marx de L’Idéologie allemande à
trouver dans la société fondée sur le travail divisé l’indice d’une
individualité libre et complète à partir de laquelle rendre compte du
bouleversement révolutionnaire, nous sommes donc retombés sur la nécessité
d’une projection idéaliste permettant de guider la pratique émancipatrice. Par
là, nous nous sommes interrogés sur d’éventuelles résurgences feuerbachiennes
au cœur de L’Idéologie allemande. Face à notre dilemme, nous avons donc
tenté de trouver chez Michel Henry de quoi palier aux insuffisances du jeune
Marx. On trouve en effet chez Michel Henry, par le biais d’une volonté de
fonder le travail comme “ vie ” et non seulement comme praxis, un
véritable souci de l’individu. Mais très vite, ce souci nous est apparu
lui-même comme paradoxalement négateur de l’individu et de l’individualité en
général. En effet, l’individu de Michel Henry s’élabore à partir d’une prise en
compte de l’originalité et de la singularité de la force de travail ; mais
cette prise en compte en elle-même pertinente, débouche sur une négation
radicale de toute dialectique et de tout matérialisme. Or, comme nous l’avons
vu, ce double rejet se paie immanquablement de résurgences idéalistes.
L’individu monadique nous a semblé n’être qu’un pur flux phénoménologique de
sensations, proche en cela de l’individu sensitif abstrait du matérialisme du
XVIII° siècle.
C’est alors que la nécessité d’une étude
de l’Ecole de Francfort s’est faite réellement sentir. En effet, Marcuse et
Horkheimer se sont tous deux lancés, avec des présupposés différents, dans des
tentatives de conciliation du matérialisme dialectique avec le souci de
l’individualité. Marcuse, en restant dans la problématique feuerbachienne de
l’aliénation, insiste sur le fait que le travail n’est pas seulement une
activité économique, mais aussi et avant tout l’activité existentielle de
l’homme. Dans cette perspective, il postule l’existence en puissance de
l’individu libre au sein même de la société capitaliste. En effet, le travail
étant envisagé comme activité existentielle, son aliénation apparaît comme une
“ anormalité ” à l’égard de l’essence de l’homme. Dès lors, ce qui
est premier, c’est l’individualité d’un homme libre et entier.
Cependant, pour justifier sa conception du
travail, Marcuse doit surmonter la diversité empirique de ses formes, et
notamment les spécificité respectives de la division naturelle et de la
division sociale. Marcuse y parvient en résorbant ces deux formes de divisions
dans l’opposition dominants / dominés. Or, la domination renvoie directement
aux individus qui la subissent. A partir de là, c’est une étude des modalités
et des formes historiques que prend la domination qui devient intéressante.
Dans cette perspective, Marcuse constate que la domination dans les sociétés
modernes tend à être de plus en plus intériorisée par les individus. Apparaît
donc la nécessité de recourir à la psychanalyse. Mais précisément, comme nous
avons tenté de le montrer, ce recours à la psychanalyse réactive des
présupposés eudémonistes qui font de la libération du plaisir par le plaisir le
critère de la singularité individuelle. Or, la frontière entre plaisir authentique
et plaisir frelatée de la simple consommation s’avère plus que fragile. Trouver
dans le plaisir un motif d’action concrète dans la réalité devient alors un
exercice périlleux qui peut déboucher sur un renforcement de l’individu libéral
narcissique des sociétés modernes, individu dont le moral se laisse docilement
mesurer en termes de pouvoir d’achat. Pourtant, c’est bien un tel défi que
Marcuse entend relever. La civilisation non-répressive dont il se veut le
défenseur dépend dans sa formulation même de la possibilité de transformer le
principe de plaisir en un nouveau principe de réalité. Cette entreprise
théorique ambitieuse implique une revalorisation des contenus de l’idéalisme.
Et cette revalorisation dépend de notre capacité à différencier l’idéalisme en
tant que tel, de la forme qu’il prend dans la société bourgeoise. Pour Marcuse,
“ la limitation de la raison à un rôle théorique et pratique pur manifeste
aussi le droit de l’individu ”. Aussi il faut comprendre qu’il y a eu nécessité
historique d’une spiritualisation des impératifs de l’idéalisme ; et cette
spiritualisation serait l’indice d’un potentiel révolutionnaire de l’idéalisme
et d’une capacité à l’auto-conservation qui en ferait plus qu’un simple courant
de pensée. Dès lors, la liberté abstraite de l’ordre marchand annoncerait la
liberté authentique de la société future. Imperceptiblement, la perspective
révolutionnaire héritée de Marx laisse place à une perspective évolutionniste.
Ce changement progressif de perspective,
avec ce qu’il comporte d’ambiguïté par rapport au libéralisme, se poursuit chez
Horkheimer. En effet, nous avons vu comment, en contestant l’hypothèse d’une
autonomie des procédures théoriques et du travail scientifique en général à
l’égard de la praxis, ce dernier tend paradoxalement à réhabiliter cette
autonomie sur des bases théoriques nouvelles qui valorisent le travail comme
concrétisation de la théorie sans pour autant aller jusqu’à le reconnaître,
dans une perpective matérialiste historique, comme le moteur d’élaboration de
la théorie. Mais surtout, la mise en valeur par la Théorie critique de
l’individualité rationnelle et raisonnable se paie de l’abandon du
critère de productivité dans la caractérisation du travail, abandon dont nous
avons pris la pleine mesure avec Habermas et sa théorie de l’activité
communicationnelle. Comme Marcuse, Horkheimer postule la dissociation
ontologique de l’individualité et du travail sur la base d’une valorisation du
plaisir ; la seule différence étant qu’avec Horkheimer, le plaisir n’est
plus valorisé dans une perspective naturaliste faisant l’impasse sur le
problème social du comportement égoïste, lequel peut très bien, à première vue,
s’accorder avec une société fondée sur le plaisir de ses membres.
Face à cette impuissance de la Théorie
critique à répondre à ses propres questions, nous nous sommes appuyés alors sur
Sève. Ce dernier, par sa critique du freudo-marxisme et de toute récupération
même “ critique ” de la psychanalyse, montre que la psychologie en
général gagnerait en scientificité si elle acceptait de limiter consciemment
son objet. Cette limitation consciente devrait être motivée par la prise
en compte du rôle spécifique que joue le travail social dans la constitution
d’individualités particulières, et elle devrait déboucher sur une réévaluation
de la notion même d’individualité, désormais entendue comme non spécifiquement
psychologique, et articulée avec la notion plus restreinte de personnalité,
relative à la biographie strictement singulière de chaque individu.
Derrière cette critique de Sève, c’est à
une réaffirmation du contenu ontologique de la dialectique que nous avons eu
affaire : la dialectique étant au cœur des choses, l’idéalisme qui réclame
la dialectique contre un matérialisme critiqué comme éminemment vulgaire sous
toutes ses formes, ne peut procéder que d’une illusion : la croyance en
une “ essence ” des choses, essence qui serait extérieure aux choses
concrètes prises dans des rapports. Ainsi, l’idéalisme serait lui-même
l’initiateur des problèmes qu’il prétend résoudre. La non prise en compte du
travail dans sa double dimension concrète et abstraite serait l’effet de cette
illusion constitutive de l’idéalisme. Les freudo-marxistes et autres
interprètes critiques de la psychanalyse se seraient donc foncièrement
fourvoyés et il serait dès lors possible de s’interroger sur la pertinence de
ces démarches constitutives de l’Ecole de Francfort. De fait, Sève ne paraît
proposer qu’un retour à Marx lorsqu’il affirme que chez ce dernier, “ la
généralité du concept n’est pas faite de l’élimination du singulier, mais de
l’élévation du singulier au niveau de sa logique interne. ” Nous aurions
pu conclure ici notre enquête : le débat matérialisme / idéalisme dont la
notion d’individualité constitue le point d’achoppement est un faux débat. La
dialectique étant du côté de la réalité concrète, dans ses multiples formes, y
compris sociales, elle appartient de fait au matérialisme. Et ce dernier ne
peut pas être taxé de schématisme dans sa conception de l’individualité. Il n’y
aurait pas à choisir entre l’individualité et le travail, mais simplement à
reconnaître que le travail est le moteur de la praxis et qu’il conditionne à
cet égard toutes les sphères de la vie, et notamment la vie psychologique de
l’individu. Le seul problème qui se poserait à nous dans cette reconnaissance
serait de départager ces sphères pour les rendre accessibles à la connaissance.
Ainsi, le débat passionné laisse place à un problème de méthodologie
épistémologique.
Cependant, conclure ici aurait été
insuffisant et injuste envers les efforts que la Théorie critique fournit pour
surmonter ses propres apories. En effet, Adorno et Habermas ont tenté chacun à
leur manière de résoudre ces apories et, comme nous l’avons vu cet effort s’est
traduit notamment par une prise de distance à l’égard de la référence
traditionnelle de la Théorie critique à la psychanalyse. Or, c’est bien de
cette référence que procède l’enracinement du souci de l’individualité dans une
perspective eudémoniste qui réduit l’individu à sa réalité affective et isole
l’individualité de son rapport au travail en relativisant l’importance du
moment pratique de la division de ce dernier.
La “ dialectique négative ”
d’Adorno nous a donc paru représenter une première alternative à l’eudémonisme
de la Théorie critique, alternative difficile à saisir puisque, comme nous
l’avons montré, elle fait éclater les termes même du débat auquel Sève apporte
une première réponse. En effet, Adorno critique toute tentative d’enracinement
de la pratique émancipatrice dans le bonheur sensuel, ce dernier étant
considéré comme foncièrement pris dans les lois marchandes. En même temps, à
l’inverse de ce que prétend Sève, Adorno considère que la généralité du concept
tend inévitablement à évaporer la singularité et donc, dans la pratique, à
accompagner les démarches répressives contre les individus. Pourtant, comme
nous l’avons constaté, la critique du penser identifiant permet à Adorno de
prendre en compte la double dimension du travail dans la société capitaliste.
Il semble donc qu’il y ait avec Adorno dissociation entre la perspective d’une
analyse adéquate de la réalité concrète et l’affiliation au matérialisme. En
effet, le souci du “ qualitatif ” et du singulier paraît amener Adorno
à se méfier de tout courant de pensée déjà constitué. Dès lors, le débat se
situe entre dialectique et positivisme ; idéalisme et matérialisme
ontologique étant préalablement critiqués comme les deux faces du positivisme.
Dans le cadre de ce nouveau débat, la “ dialectique négative ” se
veut une tentative de retourner le concept contre lui-même. Or, nous avons
montré les limites d’une telle démarche théorique. En voulant
“ historiciser ” la dialectique sans pour autant la considérer comme
immanente aux choses elles-mêmes, Adorno continue de reconnaître implicitement
au sujet qualitatif une essence antérieure à toute détermination pratique. Dans
ce contexte, la division du travail est à la fois considérée comme limitation
et lieu d’élaboration de l’individualité singulière. Et c’est la faculté de
juger, logée au cœur de l’individualité, qui permet d’articuler ces deux
conceptions de la division du travail.
Mais surtout, cette tentative de
dépassement de l’opposition traditionnelle entre idéalisme et matérialisme, fondée
sur une critique de l’eudémonisme, s’accompagne d’une valorisation du
“ bonheur de l’esprit ”. C’est dans la quête d’un tel bonheur que
l’individu organiquement particulier trouverait l’occasion de développer sa
singularité. Il semble donc que la “ dialectique négative ” ne fasse
que refuser un bonheur pour un autre, bien plus spiritualisé et abstrait, qui
implique une conception idéaliste de l’individu. Ainsi, la “ dialectique
négative ” nous a paru assez faible dans ses conséquences, c’est-à-dire finalement
impuissante à dépasser le débat idéalisme / matérialisme.
Face à ce constat, nous en sommes venus à
nous intéresser au projet habermassien d’une discussion débarrassée de toute
domination. Et nous nous sommes vite rendu compte que ce qui se voulait un
dépassement de la “ première génération de l’Ecole de Francfort ”,
constitue à bien des égards une régression. En effet, comme nous l’avons vu, la
théorie habermassienne de l’activité communicationnelle implique une
dissociation de l’interaction et du travail, qui ne peut reposer que sur une
non prise en compte de la double dimension concrète et abstraite du travail
dans le contexte du mode de production capitaliste. Avec Habermas, l’abandon du
critère de productivité dans la caractérisation du travail, abandon que nous
avons déjà rencontré chez Horkheimer, paraît être conforté. Or, sans la prise
en compte de la double dimension du travail, l’individualité ne peut jamais
être comprise que sous un seul de ses aspects, soit organique et sensitif, soit
moral, soit psychologique.
Alors, doit-on considérer que tout est
déjà contenu dans les écrits de Marx, et regarder les développements des
tenants de la Théorie critique sur la question du rapport de l’individualité au
travail comme des développements superflus ?
Précisément, les choses ne sont pas si
simples. Les contradictions que l’on trouve chez les théoriciens de la Théorie
critique sont pour une bonne part les traces de contradictions internes à
l’œuvre de Marx. Aussi ont-ils le mérite de poser une question qui n’a pas été
abordée frontalement par Marx lui-même, question qui permet de revenir à
Marx de façon critique mais constructive.
Déjà dans L’Idéologie allemande, le
débat entre idéalisme et matérialisme se développe à deux niveaux : celui
d’une stricte opposition entre l’être social (matérialité) et la conscience
(pur reflet idéal), ou celui d’une alternative ternaire articulant travail, vie
et langage. Ces deux niveaux sont-ils identiques dans leurs implications ? Est-ce la même chose d’expliquer que l’homme
se fait lui-même par le travail que de poser implicitement comme fondement
anthropologique de l’histoire une sorte d’antériorité du travail par rapport à
la reproduction de la vie et du langage ?
C’est finalement cette interrogation,
immanente aux écrits de Marx, qui nous paraît sous-tendre le souci de
l’individualité que nous avons trouvé chez les auteurs de l’Ecole de Francfort.
En effet, si l’on part du principe que l’homme se fait lui-même par le travail,
et que l’on oppose donc l’ordre de la matérialité à son reflet dans la
conscience, l’individualité reste rivée au travail qui, dans le contexte de sa
division, ne permet pas le développement d’un individu libre, conscient,
capable de se dresser contre son exploitation et de faire éclater les
contradictions de l’histoire en s’alliant avec ses semblables dans une
communauté radicalement différente de celle qui prévaut dans la société
bourgeoise. Par contre, si l’on pose une antériorité du travail sur la vie et
le langage, on ménage l’hypothèse d’un possible affranchissement de
l’individualité vis-à-vis des diverses formes sociales qu’elle prend au sein de
la société divisée. Mais alors, toute la question est de déterminer la nature
de l’antériorité du travail sur la vie et le langage : est-ce une
antériorité logique, ou bien une antériorité purement chronologique ? Dans
le premier cas, il paraît difficile de trouver dans les sphères de la vie et du
langage une individualité qualitativement différente de celle qui travaille.
Plus précisément, ce sont les contradictions immanentes au travail qui doivent
amener leur propre dépassement historique vers une forme d’organisation sociale
non répressive, entre individualités libres, forme d’organisation qui pour
l’heure n’est qu’une projection donnant espoir aux exploités. Par contre, si
l’antériorité du travail est chronologique, cela semble signifier qu’il est
d’ores et déjà possible et même nécessaire de ménager des sphères d’activité
extérieures au travail, au sein desquelles puissent se développer des
individualités complètes, incarnations concrètes, vivantes d’une hypothétique
essence de l’homme parvenue à s’accomplir, incarnations ayant pour tâche
historique de déborder sur le travail. Mais ces deux possibilités sont-elles
vraiment incompatibles ? On peut
considérer, en reprenant les catégories d’Althusser, que le travail peut être
ramené à la “ structure ”, c’est-à-dire au mode de production
économique, et que la vie, le langage, etc. correspondent à la
“ superstructure ”, c’est-à-dire à toutes les formes juridiques,
politiques, et idéologiques. Ainsi, la vie et le langage sont en dernière
instance déterminés par le mode de production économique, mais possèdent
une relative indépendance par rapport au travail : “ Jamais la
dialectique économique ne joue à l’état pur, […] jamais dans l’Histoire
on ne voit ces instances que sont les superstructures, etc., s’écarter
respectueusement quand elles ont fait leur œuvre ou se dissiper comme son pur
phénomène pour laisser s’avancer sur la route royale de la dialectique, sa
majesté Economie parce que les Temps seraient venus. Ni au premier, ni au
dernier instant, l’heure solitaire de la “ dernière instance ” ne
sonne jamais ”[219].
La relative indépendance de la superstructure par rapport à la structure, son
efficace spécifique, interdit de penser que seules les contradictions économiques
rendent compte du mouvement révolutionnaire. Mais par ailleurs, la
détermination de la superstructure par la structure implique que l’on cesse de
considérer ces instances que sont la vie et le langage comme des réalités
absolument autonomes, qui pourraient rendre compte par elles-mêmes de ce
renversement révolutionnaire.
Bien qu’Althusser n’ait pas eu pour but de
construire une théorie de l’individualité, notion qui, dans sa philosophie,
apparaît comme idéologique, il reste que l’on peut voir dans sa pensée les
bases d’une compréhension de l’individualité, cette fois qualitativement
différente de celle qui travaille, sans pour autant représenter l’incarnation
d’une hypothétique essence humaine parvenue à s’accomplir.
Theodor
W. Adorno, Dialectique négative, traduit de l’allemand par le groupe de
traduction du Collège de philosophie, postface de H.-G. Holl, éditions Payot,
Paris, 2001
Theodor
W. Adorno et M. Horkheimer, La Dialectique de la raison, traduit de
l’allemand par E. Kaufholz, éditions Gallimard, collection Tel, Paris, 2000
Louis
Althusser, Pour Marx, avant-propos de E. Balibar, éditions La Découverte /
Poche, Paris, 1996
Etienne
Balibar, La philosophie de Marx, éditions La Découverte, collection
“Repères”, Paris, 1993
Jacques
Bidet, Théorie générale, éditions P.U.F, collection “Actuel Marx
Confrontation”, Paris, 1999
Arnaud
François, conférence “Sur le Marx de Michel Henry” donnée à l’université
de Lille durant l’année universitaire 2002 - 2003; texte disponible sur le site
internet de l’université
Sigmund
Freud, Essais de Psychanalyse, traduit de l’allemand, sous la
responsabilité d’A. Bourguignon, par J. Altounian, A. et O. Bourguignon, A.
Cherki, P. Coter, J. Laplanche, J.-B. Pontalis, A. Rauzy, préface A.
Bourguignon, éditions Payot, collection “Petite Bibliothèque”, Paris, 2001
Jürgen
Habermas, Après Marx, traduit de l’allemand et préfacé par J.-R. Ladmiral
et M. B. de Launay, éditions Hachette, collection “Pluriel”, Paris, 1997
Sociologie
et théorie du langage, traduit de l’allemand par R. Rochlitz, éditions
Armand Colin, Paris, 1995
La
Technique et la science comme idéologie, traduit de l’allemand et
préfacé par J.-R. Ladmiral, éditions Gallimard, collection Tel, Paris, 2000
G.W.F.
Hegel, Phénoménologie de l’esprit, traduit de l’allemand par J.-P.
Lefebvre, avant-propos de J.-P. Lefebvre, éditions Aubier, “Bibliothèque
philosophique”, Paris, 1991
Michel
Henry, Marx, I, une philosophie de la réalité, préface de M. Henry,
éditions Gallimard, collection Tel, Paris, 1991
Marx, II, une philosophie de l’économie, éditions
Gallimard, collection Tel, Paris, 1991
Max
Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, traduit de
l’allemand par C. Maillard et S. Muller, éditions Gallimard, collection Tel,
Paris, 1996
J.
Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, éditions
P.U.F / Quadrige,
Paris,
1998
Pierre
Macherey, conférence “Les Thèses sur Feuerbach” donnée à l’université de Lille
durant l’année universitaire 2002 - 2003; texte disponible sur le site internet
de l’université
Karl
Marx,
Le Capital, Livre I, sections I à IV, traduction J. Roy, préface de Louis
Althusser, éditions Champs Flammarion, Paris, 1985
Le
Capital, Livre I, sections V à VIII, traduction J. Roy, éditions Champs
Flammarion, Paris, 1985
L’Idéologie
allemande, traduction H. Hildenbrand, notes et commentaires de J.-J. Barrère et
C. Roche, éditions Nathan, Paris, 1998
L’Idéologie
allemande, Critique de la philosophie allemande la plus récente dans la
personne de ses représentants Feuerbach, B. Bauer et Stirner, et du socialisme
allemand dans celle de ses différents prophètes, traduction présentée et
annotée par G. Badia, éditions Sociales, Paris, 1976
Introduction
de 1857 in Fondements de la critique de l’économie politique, volume I,
traduction R. Dangeville, éditions Anthropos, Paris, 1968
Manuscrits
de 1844, traduction J.-P. Gougeon, introduction et notes de J. Salem, éditions
GF-Flammarion, Paris, 1996
Manifeste
du Parti communiste, présentation et commentaire de F. Châtelet, éditions
Bordas, Paris, 1986 (traduction réalisée à partir de celles de l’édition
bilingue réalisée par E. Bottigelli aux éditions Aubier-Montaigne, Paris, 1971;
et de M. Rubel in Karl Marx, Oeuvres, I, éditions Gallimard, collection
“La Pléiade”, Paris; p.161 - 195)
La
Sainte famille, traduction E. Coignot, présentation et annotation N. Meunier et G.
Badia, éditions Sociales, Paris, 1969
Thèses
sur Feuerbach, présentation par S. Labica, éditions P.U.F., collection
“Philosophies”, Paris, 1987
Herbert
Marcuse, Culture et société, traduction G. Billy, D. Bresson, J.-B.
Grasset, éditions de Minuit, collection “Le sens commun”, Paris, 1980
Eros
et civilisation, éditions de Minuit, traduit de l’anglais par J.-G. Nény et B. Fraenkel
(traduction entièrement revue par l’auteur), collection “Arguments”, Paris,
1998
Raison
et révolution, traduction R. Castel et P.-H. Gonthier, présentation de R. Castel,
éditions de Minuit, collection “Le sens commun”, Paris, 1968
Lucien
Sève,
Marxisme et Théorie de la personnalité, avertissement L. Sève, éditions
Sociales, collection “Terrains”, Paris, 1989
Collectif,
sous la direction de E. Balibar et G. Raulet, Marx démocrate, le
manuscrit de 1843, préface de G. Raulet et postface de E. Balibar, éditions
P.U.F., collection “Actuel Marx Confrontation”, Paris, 2001
[1] Marx, Manifeste
du parti communiste, p. 39
[2] Marx, Manuscrits de 1844, p.148-149.
[4] Marx, La
Sainte Famille, p.142
[5] Lucien
Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, p. 537-538
[6] Marx, Manuscrits
de 1844, p.112
[7] Ibid., p. 112
[8] Ibid., p.118
[9] Ibid., p.119
[10] Ibid., p.111-112
[11] Ibid., p.114
[12] Ibid., p.118
[13] Marx, Thèses sur Feuerbach, thèse six
[14] Pierre Macherey, séminaire consacré aux Thèses
sur Feuerbach
[15] Marx, Thèses sur Feuerbach, première thèse
[16] Marx, Manuscrits de 1844, p.112. Souligné
par nous.
[17] Introduction de 1857 aux Fondements de
la critique de l’économie politique
[18] Ibid.
[19] Marx, L’Idéologie allemande, p.38
[20] Marx, Introduction de 1857
[21] Marx, L’idéologie allemande, p.39
[22] Ibid., p.40
[23] Ibid., p.51
[24] Ibid., p.54
[25] Ibid., p.40
[26] Ibid., p.41
[27] Ibid., p.42
[28] Ibid., p.75
[29] Ibid., p.89
[30] Marx, Manuscrits de 1844, p.102
[31] Marx, L’Idéologie allemande, p.77
[32] Marx, Manuscrits de 1844, p.103
[33] Marx, L’Idéologie allemande, p.76
[34] Ibid., p.75
[35] Ibid., p.76
[36] Ibid., p.77
[37] Marx, Le Capital, Livre I, sections I à
IV, p.250
[38] Marx, L’Idéologie allemande, p.74
[39] Ibid., p.73
[40] Ibid., p.74
[41] cf. L’Idéologie allemande, p.61-62
[42] Marx, L’Idéologie allemande, p.88
[43] Ibid., p.88
[44] Ibid., p.91
[45] Ibid., p.89
[46] Ibid., p.88
[47] Ibid., p.89
[48] Ibid., p.89
[49] Ibid., p.90
[50] Ibid., p.91
[51] Ibid., p.64
[52] Ibid., p.91
[53] Ibid., p.94
[54] Ibid., p.92
[55] Ibid., p.93. Souligné par nous.
[56] Marcuse, Raison et révolution, p.342
[57] Marx, Le Capital, Livre I, sections I à
IV, p.209. Souligné par nous.
[58] Ibid., p. 139
[59] Michel Henry, Marx, volume II, p.162
[60] Arnaud François, conférence “ Sur le Marx
de Michel Henry ”
[61] Michel Henry, Marx, volume II, p.356
[62] Michel Henry, Marx, volume I, p.378
[63] Ibid., p.440
[64] Ibid., p.440
[65] Marx, L’Idéologie allemande, p.87.
Souligné par nous.
[66] Ibid., p.44-45. Souligné par nous.
[67] A. François, conférence “ sur le Marx
de Michel Henry ”
[68] Michel Henry, Marx, volume II, p.20
[69] Ibid., p.28
[70] Ibid., p.25
[71] Ibid., p.39
[72] Ibid., p.439
[73] Etienne Balibar, La Philosophie de Marx,
p.34
[74] Louis Althusser, article “ Idéologie et
appareils idéologiques d’Etat ”, in La pensée, n°151
[75] Marx, L’Idéologie allemande, p.70
[76] Etienne Balibar, La Philosophie de Marx,
p.36
[77] Marx, L’Idéologie allemande, p.36
[78] Marx, La Sainte famille, p.158. Souligné
par nous.
[79] Ibid., p.157
[80] cf. p.160 de La Sainte famille
[81] Michel Henry, Marx, volume I, p.26
[82] Marcuse, Raison et révolution, p. 333
[83] Ibid., p.318
[84] Ibid., p.318
[85] Pierre Macherey, séminaire au sujet des Thèses
sur Feuerbach
[86] Marcuse, Raison et révolution, p.325
[87] Ibid., p.317
[88] Ibid., p.317
[89] Ibid., p.305
[90] Ibid., p.306
[91] Ibid., p.307
[92] Ibid., p.316
[93] Ibid., p.316
[94] Ibid., p.310
[95] Ibid., p.317
[96] Ibid., p.318. Souligné par nous.
[97] Ibid., p.368
[98] Ibid., p.329
[99] Marcuse, Le concept économique de travail,
in Culture et société, p.27
[100] Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad.
Hyppolite, p. 165
[101] Marcuse, Culture et société, p.27
[102] Ibid., p.29
[103] Ibid., p.30
[104] Ibid., p.52
[105] Ibid., p.39
[106] Ibid., p.54. Souligné par nous.
[107] Ibid., p.58
[108] Marcuse, Liberté
et théorie des pulsions, in Culture et société, p.338
[109] Ibid., p.338
[110] Ibid., p.338
[111] Ibid., p.441. L’insertion est de nous. En
effet, comme nous allons le voir, Marcuse rejette l’hypothèse freudienne selon
laquelle il y aurait des “ pulsions de mort ” ; les pulsions de
vie sont donc pour lui les seules pulsions.
[112] Ibid., p.340
[113] J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de
la psychanalyse, article “ Pulsion ”
[114] Marcuse, La notion de progrès, in Culture
et société, p.356
[115] Marcuse, Raison et révolution, p.333
[116] Ibid., p.338
[117] Ibid., p.330
[118] Ibid., p.350
[119] Marx, L’Idéologie allemande, p.53
[120] Marcuse, Contribution à la critique de
l’hédonisme, in Culture et société, p.173
[121] Ibid., p.177
[122] Ibid., p.177
[123] Ibid., p.179
[124] Ibid., p.185
[125] Ibid., p.195. Souligné par nous.
[126] Ibid., p.199
[127] Marcuse, Eros et civilisation, p.171
[128] Ibid., p.131
[129] Ibid., p.131
[130] Freud, Introduction à la psychanalyse,
p.390, in Eros et civilisation, p.132
[131] Marcuse, Eros et civilisation, p.153
[132] Marcuse, Culture et société, p.164
[133] Ibid., p.155
[134] Ibid., p.151
[135] Ibid., p.151
[136] Marx, Le Capital, Livre I, sections I à
IV, p. 136. Le premier terme est souligné par nous.
[137] Marcuse, Culture et société, p.152
[138] Ibid., p.152
[139] Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie
critique, p.11
[140] Ibid., p.11
[141] Ibid., p.16
[142] Ibid., p.22
[143] Ibid., p.23
[144] Marx, Manuscrits de 1844, p.146
[145] Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie
critique, p.24
[146] Ibid., p.25
[147] Ibid., p.38
[148] Ibid., p.26. Souligné par nous.
[149] Ibid., p.27
[150] Ibid., p.41
[151] Ibid., p.42
[152] Ibid., p.43
[153] Ibid., p.45-46
[154] Ibid., p.51. Souligné par nous.
[155] Ibid., p.63. Souligné par nous.
[156] Marx, L’Idéologie allemande, p.89
[157] Marx, Le Capital, p.136
[158] Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie
critique, p.74
[159] Ibid., p.226
[160] Ibid., p.223
[161] Ibid., p.141
[162] Ibid., p.146
[163] Ibid., p.175
[164] Lucien Sève, Marxisme et théorie de la
personnalité, p.211
[165] Marx, Le Capital, Livre I, sections I à
IV, p.49. Souligné par nous.
[166] Lucien Sève, Marxisme et théorie de la
personnalité, p.211-212
[167] Marx, Thèses sur Feuerbach, thèse six
[168] Lucien Sève, Marxisme et théorie de la
personnalité, p.319
[169] Ibid., p.319
[170] Ibid., p.319
[171] Ibid., p.320
[172] Ibid., p.348. Souligné par nous.
[173] Ibid., p.325
[174] Ibid., p.326
[175] Ibid., p.345
[176] Ibid., p.333
[177] Ibid., p.346
[178] Ibid., p.346
[179] Ibid., p.346
[180] Ibid., p.343
[181] Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie
critique, p.25
[182] Sève, Marxisme et théorie de la personnalité,
p.343
[183] Adorno, Dialectique négative, p.33
[184] Horkheimer et Adorno, La Dialectique de la raison, p.25
[186] Ibid., p.27
[187] Ibid., p.33
[189] Ibid., p.50
[190] Ibid., p.52
[191] Ibid., p.150
[192] Ibid., p.193-194. Souligné par nous.
[193] Ibid., p. 194
[194] Ibid., p.146